Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/257

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aisée, la plus proportionnée à la personne et à l’intention. Cette règle s’impose non seulement au peintre et au sculpteur, mais encore à tout bon acteur ; sinon, nous n’obtenons encore qu’une caricature, c’est-à-dire une contorsion et une dislocation.

En sculpture, la beauté et la grâce restent l’objet principal. Le caractère personnel de l’esprit, tel qu’il se traduit dans les états d’âme, dans les passions, dans les actions et réactions mutuelles de la connaissance et du vouloir, toutes choses que le visage et le geste sont seuls capables de reproduire, le caractère personnel de l’esprit, dis-je, appartient de préférence au domaine de la peinture. En effet, le regard et la couleur, tous deux rebelles à l’imitation du sculpteur, ont beau contribuer puissamment à la beauté, ils n’en sont pas moins bien plus essentiels encore à l’expression du caractère. En outre, la beauté est saisie d’une manière plus parfaite, quand on la peut contempler de plusieurs côtés ; l’expression, au contraire, le caractère peuvent encore être parfaitement compris, si on les considère d’un seul point de vue.

La beauté est donc évidemment le but de la sculpture : Lessing s’en est autorisé pour expliquer le fait que Laocoon ne crie point, en alléguant que le cri n’est pas compatible avec la beauté. Cette question a été pour Lessing le thème ou tout au moins le point de départ d’un livre tout entier ; d’ailleurs, elle fait le sujet de bien des écrits antérieurs et postérieurs à Lessing ; qu’il me soit permis à mon tour de dire ici incidemment ce que j’en pense, bien qu’une discussion aussi spéciale n’entre point à proprement parler dans le dessin de cette étude, faite tout entière à un point de vue général.


§ 46.


Laocoon, dans le groupe fameux qui porte son nom, ne crie point ; c’est un fait évident. S’il y a là un sujet d’étonnement toujours nouveau, c’est que, mis à sa place, nous crierions tous, et, en définitive, c’est la nature qui le veut ainsi ; supposons-nous, en effet, surpris par une douleur physique violente, par une angoisse corporelle inattendue et terrible : aussitôt la réflexion, qui en d’autres circonstances aurait pu nous conseiller le silence et la résignation, se trouve complètement bannie de la conscience ; la nature se soulage en criant ; par son cri elle exprime tout ensemble la douleur, l’angoisse, elle appelle un sauveur, elle intimide celui