Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/288

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans que la faute en puisse être positivement attribuée aux uns ni aux autres. Ce procédé dramatique me paraît infiniment meilleur que les deux précédents ; car il nous présente le comble de l’infortune non comme une exception amenée par des circonstances anormales ou par des caractères monstrueux, mais comme une suite aisée, naturelle et presque nécessaire de la conduite et des caractères humains, si bien que de pareilles catastrophes prennent, grâce à leur facilité, une apparence redoutable pour nous-mêmes. Les deux autres procédés nous montrent également la condition lamentable des uns et la méchanceté monstrueuse des autres ; mais les puissances menaçantes ne nous apparaissent que de loin et nous avons tout espoir de nous soustraire à elles sans être forcés de recourir au renoncement : au contraire ce troisième procédé tragique nous fait voir les forces ennemies de tout bonheur et de toute existence dans des conditions telles qu’elles peuvent à tout instant et très aisément atteindre jusqu’à nous-mêmes ; nous voyons les plus grandes catastrophes amenées par des complications où notre propre sort peut être naturellement mêlé, et par des actions que nous-mêmes serions peut-être capables de commettre, si bien que nous ne pourrions accuser personne d’injustice envers nous : alors nous nous sentons tout frémissants et nous nous croyons déjà au milieu des supplices de l’enfer. Mais ce genre de tragédie est en même temps le plus difficile ; en effet, il faut ici produire l’effet le plus considérable avec les moyens et les mobiles les plus petits, par la seule vertu de l’arrangement et de la composition : voilà pourquoi dans mainte tragédie, et des meilleures, la difficulté se trouve éludée. Il y a pourtant une pièce qui est un modèle achevé de ce genre, bien qu’à d’autres points de vue elle soit bien inférieure à la plupart de celles de son grand auteur : c’est Clavijo, de Gœthe. Hamlet, dans une certaine mesure, appartient à ce genre, si l’on ne considère que les rapports du héros avec Laërte et avec Ophélie ; Wallenstein aussi a ce mérite ; Faust est tout à fait du même genre, si l’on ne considère comme action principale que son intrigue avec Marguerite et avec son frère ; il en est de même du Cid de Corneille, sauf le dénouement tragique qui lui manque, alors que nous le trouvons dans la situation analogue de Max et de Thécla (Wallenstein)[1]

  1. À ce passage se rapporte le chapitre XXXVII des Suppléments.