Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/295

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celui-ci continue de vivre et se manifeste dans d’autres individus, dont la conscience cependant ne continue pas celle du premier.

Tout en exposant ces analogies, je ne dois pas cependant négliger de rappeler que la musique n’a avec ces phénomènes qu’un rapport indirect, car elle n’exprime jamais le phénomène, mais l’essence intime, le dedans du phénomène, la volonté même. Elle n’exprime pas telle ou telle joie, telle ou telle affliction, telle ou telle douleur, effroi, enchantement, gaieté ou calme d’esprit. Elle peint la joie même, l’affliction même, et tous ces autres sentiments pour ainsi dire abstraitement. Elle nous donne leur essence sans aucun accessoire, et, par conséquent aussi, sans leurs motifs. Et pourtant, nous la comprenons très bien, quoiqu’elle ne soit qu’une subtile quintessence. De là vient que l’imagination est si facilement éveillée par la musique. Notre fantaisie cherche à donner une figure à ce monde d’esprits, invisible et pourtant si animé, si remuant, qui nous parle directement ; elle s’efforce de lui donner chair et os, c’est-à-dire de l’incarner dans un paradigme analogue, tiré du monde réel. Telle est l’origine du chant avec paroles et de l’opéra ; on voit par là que les paroles du chant et le libretto de l’opéra ne doivent jamais oublier leur subordination pour s’emparer du premier rang, ce qui transformerait la musique en un simple moyen d’expression ; il y aurait là une énorme sottise et une absurdité. La musique, en effet, n’exprime de la vie et de ses événements que la quintessence ; elle est le plus souvent indifférente à toutes les variations qui s’y peuvent présenter. Cette généralité, conciliée avec une rigoureuse précision, est la propriété exclusive de la musique ; c’est là ce qui lui donne une si haute valeur et en fait le remède de tous nos maux. Par suite, si la musique s’efforçait trop de s’accommoder aux paroles, de se prêter aux événements, elle aurait la prétention de parler un langage qui ne lui appartient pas. Aucun compositeur n’a mieux que Rossini échappé à ce défaut : voilà pourquoi la musique de ce maître parle sa langue propre d’une manière si pure et si nette qu’elle n’a que faire du libretto et qu’il suffit des instruments de l’orchestre pour en faire valoir l’effet. De ces considérations il résulte que nous pouvons regarder le monde phénoménal ou nature, d’une part, et la musique, de l’autre, comme deux expressions différentes d’une même chose qui forme l’unique intermédiaire de leur analogie et que par suite il est indispensable de connaître, si l’on veut saisir cette analogie. La musique, considérée comme expression du monde, est donc au plus haut point un langage universel qui est à la généralité des concepts à peu près ce que les concepts sont eux-mêmes aux choses particulières. Mais la généralité de la musique ne ressemble en rien à la généralité creuse de l’abstraction ; elle est d’une tout