Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/311

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un individu meurt, la nature dans son ensemble n’en est pas plus malade : la volonté non plus. Ce n’est pas lui, en somme, c’est l’espèce seule qui intéresse la nature ; c’est sur elle, sur sa conservation, que la nature veille avec tant de sollicitude, à si grands frais, gaspillant sans compter les germes, allumant partout le désir de la reproduction. Quant à l’individu, pour elle il ne compte pas, il ne peut pas compter : n’a-t-elle pas devant elle cette triple infinité, le temps, l’espace, le nombre des individus possibles ? Aussi elle n’hésite point à laisser disparaître l’individu ; ce ne sont pas seulement les mille périls de la vie courante, les accidents les plus minimes, qui le menacent de mort : il y est voué dès l’origine, et la nature l’y conduit elle-même, dès qu’il a servi à la conservation de l’espèce. Tout naïvement, elle nous déclare ainsi la grande vérité : que les Idées seules, non les individus, ont une réalité propre, étant seules une véritable réalisation objective de la volonté. Or l’homme, c’est la nature, la nature arrivée au plus haut degré de la conscience de soi-même ; si donc la nature n’est que l’aspect objectif de la volonté de vivre, l’homme, une fois bien établi dans cette conviction, peut à bon droit se trouver tout consolé de sa mort et de celle de ses amis : il n’a qu’à jeter un coup d’œil sur l’immortelle nature : cette nature, au fond, c’est lui. Voilà donc ce que veulent dire et Schiwa avec son lingam, et les tombeaux antiques avec leurs images de la vie dans toute son ardeur : ils crient au spectateur qui se plaint : « Natura non contristatur[1]. ».

Doute-t-on encore que la génération et la mort ne doivent être à nos yeux qu’un accident de la vie, accident propre à cette manifestation de la volonté, à elle seulement ? voici une nouvelle preuve : c’est que l’une et l’autre sont simplement le mouvement même dont la vie est toute faite, mais élevé à une puissance supérieure. Qu’est-ce en fin de compte que la vie ? un flux perpétuel de la matière, à travers une forme qui demeure invariable : de même l’individu passe, et l’espèce ne passe pas. Or, entre l’alimentation ordinaire et la génération, d’une part, les pertes ordinaires de substance et la mort de l’autre, il n’y a qu’une différence de degré. Quant au premier de ces deux points, on en trouve l’exemple le plus simple du monde et le plus clair chez la plante. La plante n’est que la répétition prolongée d’un seul et même acte, le groupement des fibres élémentaires, en feuilles et en brindilles ; c’est un rassemblement régulier de plantes semblables entre elles, qui se supportent mutuellement, et dont tout le désir est de se reproduire sans fin. Enfin ce désir arrive au comble de la satisfaction, quand, à travers tous les degrés des métamorphoses, elle parvient à

  1. « La nature ignore l’affliction. »