Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/335

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siques ? Dans nos grands chagrins moraux, n’allons-nous pas jusqu’à nous imposer quelque peine corporelle, dans l’espoir qu’elle détournera notre attention ? Voilà pourquoi, aux heures de détresse, nous nous arrachons les cheveux, nous nous frappons la poitrine, nous nous déchirons le visage, nous nous roulons à terre : autant d’artifices violents pour délivrer notre esprit d’une pensée qui l’écrase. C’est cette suprématie de la douleur morale, ce pouvoir qu’elle a de faire disparaître par sa présence la douleur physique, qui, dans le désespoir ou dans les accès d’un chagrin dévorant, rend le suicide si aisé, même à ceux qui jusque-là n’y songeaient pas sans frémir. De même encore, ce qui use le plus souvent et le plus à fond le corps, c’est le chagrin et la tristesse, c’est le mouvement de la pensée, et non pas les fatigues physiques. Aussi Epictète a-t-il raison de dire : Ταρασσει τους ανθρωπους ου τα πραγματα, αλλα τα περι των πραγματων δογματα. « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, c’est l’opinion qu’ils s’en font » (pensée V), et Sénèque : « Nous avons toujours plus de peurs que de maux ; et nous souffrons plus en idée qu’en réalité[1]. » (lettre V). Et Eulenspiegel parodiait bien joliment l’humanité, quand il riait à la montée et pleurait à la descente[2]. Il y a mieux : quand un enfant s’est fait mal, bien souvent la douleur ne le fait d’abord pas pleurer : on le plaint, il se met en tête qu’il doit souffrir, le voilà en larmes. Toutes ces grandes différences dans la façon d’agir et d’être de la bête et de l’homme dérivent ainsi de la différence qu’il y a entre leurs modes de connaissance. En seconde ligne, il faut placer l’apparition d’un caractère personnel, bien net et bien déterminé : rien ne sépare plus l’homme d’avec la bête ; celle-ci n’a guère pour caractère que celui de son espèce, et il ne peut y en avoir d’autre en effet, sinon là où, grâce à des notions abstraites, il y a matière à choisir entre des motifs multiples. Car c’est quand un choix a eu lieu que l’on peut dire, en voyant les individus prendre des décisions différentes, qu’il y a en eux des caractères individuels différents de l’un à l’autre. Au contraire, chez la bête, l’action dépend uniquement de la présence ou de l’absence d’une impression, d’une impression, bien entendu, propre à être considérée comme un motif par son espèce en général. C’est pourquoi enfin dans l’homme, la décision seule, et non le pur désir, est un indice certain du caractère : elle le lui révèle, à lui-même et à autrui. Or la décision n’est connut avec certitude, des autres et de lui aussi, qu’au moment de l’action. Le

  1. « Plura sunt, quæ nos terrent, quam quæ premunt, et sæpius opinione, quam re laboramus. »
  2. Eulenspiegel, ou Tyl l’Espiègle, est le personnage principal dans les récits comiques, les farces, les proverbes en action, qui se racontent en Allemagne dans le peuple. L’auteur ici fait allusion, je pense, à l’histoire de Tyl à l’escarpolette. — Note du trad.