Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/339

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ractère artificiel. Pourtant il n’en est rien : sans doute l’homme demeure bien toujours le même, mais il ne comprend pas toujours bien sa nature, il lui arrive de se méconnaître, jusqu’au jour où il a acquis une expérience suffisante de ce qu’il est. Le caractère empirique n’est qu’une disposition naturelle : par suite, en soi, il est irraisonnable ; aussi ses manifestations plus d’une fois sont arrêtées par la raison ; et le fait est d’autant plus fréquent, que l’individu est plus sage et plus intelligent. Et en effet, ces manifestations, que représentent-elles ? Ce qui convient à l’homme en général, au caractère de l’espèce, ce qu’il lui est possible de vouloir et d’exécuter. Aussi lui rendent-elles plus malaisée la tâche de déterminer entre toutes ces choses ce que lui, en particulier, étant donnée sa personnalité, veut et peut. Il trouve en soi les germes de tous les désirs et de toutes les facultés humaines ; mais quelle est, de chaque élément, la dose qui entre dans son individualité, l’expérience seule la lui fixera : il a beau n’écouter que les désirs conformes à son caractère, il n’en sent pas moins, en de certains moments, à de certaines délibérations, s’éveiller des désirs inconciliables avec ceux-là, contraires même, et qu’il lui faut faire taire, s’il veut donner suite aux autres. Sur terre, notre route est une simple ligne, et non pas une surface ; de même dans la vie, voulons-nous atteindre quelque bien, le posséder, il faut en laisser une infinité d’autres, à droite et à gauche, y renoncer. Si nous ne pouvons nous y résoudre, si nous tendons les mains comme les enfants à la foire, vers tout ce qui, autour de nous, nous fait envie, nous sommes absurdes, nous voulons, de notre ligne de conduite, faire-une surface : et nous voilà à courir en zigzag, à poursuivre deçà, delà les feux follets ; bref, nous n’arrivons à rien. Pour prendre une autre comparaison, nous sommes comme l’homme de Hobbes dans sa théorie du droit, qui, à l’état primitif, a droit sur toute chose ; seulement ce droit n’est point exclusif ; pour obtenir un droit exclusif, il faut qu’il se rabatte sur des objets déterminés, renonçant à son droit sur tout le reste, moyennant quoi les autres en font autant pour les objets de son choix ; de même dans la vie, nulle entreprise, qu’elle ait pour but le plaisir, l’honneur, la richesse, la science, l’art, ou la vertu, ne peut devenir sérieuse, ni tourner à bien, si nous n’abandonnons toute autre prétention, si nous ne renonçons à tout le reste. Aussi le vouloir ni le pouvoir, à eux seuls, ne suffisent : il faut encore savoir ce qu’on veut, et saisir aussi ce qu’on peut ; c’est le seul moyen pour faire preuve de caractère, et pour mener à bien une entreprise. Tant qu’on n’en est pas là, en dépit de ce que le caractère empirique a de conséquence, on est un homme sans caractère ; en vain, on reste fidèle à soi-même, et nécessairement on fait son chemin, traîné qu’on est par son dé-