Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/346

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ne nous attardons pas à ces degrés intermédiaires : arrivons à cette hauteur où tout s’éclaire à la lumière de l’intelligence la plus parfaite, à l’homme. Car, à mesure que la volonté revêt une forme phénoménale plus accomplie, à mesure aussi la souffrance devient plus évidente. Dans les plantes, pas de sensibilité encore : pas de douleur par suite ; chez les animaux les plus infimes, les infusoires et les radiés, à peine un faible commencement de souffrance ; même chez les insectes, la faculté de recevoir des impressions et d’en souffrir est fort limitée encore : il faut arriver aux vertébrés, avec leur système nerveux complet, pour la voir grandir, et du même pas que l’intelligence. Ainsi, selon que la connaissance s’éclaire, que la conscience s’élève, la misère aussi va croissant ; c’est dans l’homme qu’elle atteint son plus haut degré, et là encore elle s’élève d’autant plus que l’individu a la vue plus claire, qu’il est plus intelligent : c’est celui en qui réside le génie, qui souffre le plus. C’est en ce sens, en l’entendant du degré même de l’intelligence, non du pur savoir abstrait, que je comprends et que j’admets le mot du Koheleth : « Qui auget scientiam, auget et dolorem[1]. » — Ainsi, il y a un rapport précis entre le degré de la conscience et celui de la douleur, et c’est ce qu’a rendu, d’une façon visible, saisissante, très belle, dans un de ses dessins, Tischbein, le peintre philosophe, ou plutôt le philosophe peintre. Sa feuille est partagée en deux moitiés : en haut, des femmes, à qui leurs enfants ont été ravis, en groupes variés, avec des poses diverses, expriment en plusieurs manières la profonde douleur, l’accablement, le désespoir de la mère ; au-dessous, dans le même ordre et en groupes identiques, des brebis, à qui on a enlevé leurs agneaux : à chaque figure, à chaque pose humaine de la partie d’en haut répond au-dessous son analogue dans le monde animal ; ainsi l’on a sous les yeux le rapport de la douleur, dans la mesure où l’admet l’obscure conscience de la bête, avec cette cruelle torture dont seule peut rendre capable une claire connaissance, une conscience lumineuse.

Il s’agit de considérer de ce biais, dans l’existence humaine, la destinée qui appartient par essence à la volonté en elle-même. Chacun saura aisément retrouver chez la bête, quoique dans un degré inférieur, les mêmes traits ; et ainsi on se convaincra suffisamment par le spectacle de l’animalité souffrante, combien la souffrance est le fond de toute vie.

  1. « Qui accroît sa science, accroît aussi sa douleur. » (Ecclésiaste.)