Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/351

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Et encore :

Ζηνος μεν παις ηα Κρονιωνος, αυταρ οιζυν
Ειχον απειρεσιην.

(J’étais enfant de Jupiter, le fils de Kronos ; et pourtant la douleur que je sentais était infinie.)

Les efforts incessants de l’homme, pour chasser la douleur, n’aboutissent qu’à la faire changer de face. A l’origine, elle est privation, besoin, souci pour la conservation de la vie. Réussissez-vous (rude tâche !) à chasser la douleur sous cette forme, elle revient sous mille autres figures, changeant avec l’âge et les circonstances : elle se fait désir charnel, amour passionné, jalousie, envie, haine, inquiétude, ambition, avarice, maladie, et tant d’autres maux, tant d’autres ! Enfin, si, pour s’introduire, nul autre déguisement ne lui réussit plus, elle prend l’aspect triste, lugubre, du dégoût, de l’ennui : que de défenses n’a-t-on pas imaginées contre eux ! Enfin, si vous parvenez à la conjurer encore sous cette forme, ce ne sera pas sans peine, ni sans laisser rentrer la souffrance sous quelque autre des aspects précédents ; et alors, vous voila de nouveau en danse : entre la douleur et l’ennui, la vie oscille sans cesse. Pensée désespérante ! Pourtant regardez-y bien, elle a un autre aspect, celui-là consolant, propre même peut-être à nous inspirer contre nos maux présents une indifférence stoïque. Ce qui nous les fait supporter avec impatience, c’est surtout la pensée qu’ils sont fortuits, ayant été amenés par une série de causes qui bien facilement auraient pu s’arranger d’une autre façon. Car, lorsqu’il s’agit de maux nécessaires par eux-mêmes, généraux, comme la vieillesse et la mort, et ces petites misères qui sont de tous les jours, nous n’allons pas nous en mettre en peine. C’est bien l’idée que nos maux sont accidentels, c’est elle qui nous les rend sensibles, et qui leur donne leur aiguillon. Mais si nous comprenions clairement que la douleur, en elle-même, est naturelle à ce qui vit, inévitable, qu’il en est d’elle comme de la forme même sous laquelle se manifeste la vie et qui ne doit rien au hasard ; qu’ainsi la douleur présente remplit simplement une place où, à défaut d’elle, quelque autre viendrait se mettre, qu’elle nous sauve par là de cette autre ; qu’enfin la destinée, au fond, a bien peu de prise sur nous ; toutes ces réflexions, si elles devenaient une pensée vraiment vivante en nous, nous mèneraient assez loin dans la sérénité stoïque et allégeraient grandement le soin que nous prenons de notre bonheur personnel.

Mais qu’on y songe un peu : la douleur est donc inévitable ; les souffrances se chassent l’une l’autre ; celle-ci ne vient que pour