Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/353

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caractère, une raison suffisante de se tuer ; il en est bien peu de si petits, qu’on ne puisse trouver un suicide causé par des raisons tout juste équivalentes. Dans cette même théorie, les variations que le temps fait subir à notre humeur gaie ou sombre, nous devrions les attribuer à des changements non pas dans les circonstances extérieures, mais dans notre état intérieur. Nos accès de bonne humeur dépassant l’ordinaire, allant même jusqu’à l’exaltation, éclatent ordinairement sans cause étrangère. Souvent, il est vrai, notre tristesse n’est déterminée, bien visiblement, que par nos relations avec le dehors : et là est l’unique cause qui nous frappe et nous trouble ; alors nous nous figurons qu’il suffirait de supprimer cette cause, pour nous faire entrer dans la joie la plus parfaite. Pure illusion ! La quantité définitive de douleur et de bien-être à nous dévolue est, dans notre hypothèse, déterminée en chaque instant par des causes intimes ; et le motif extérieur est à notre émotion ce qu’est au corps un vésicatoire : il tire à lui toutes les mauvaises humeurs, qui sans cela seraient dispersées. La quantité de douleur exigée par notre nature pour le laps de temps considéré, quantité de douleur inévitable, se serait trouvée, sans cette cause déterminante, répartie sur cent points ; elle eût fait éruption en cent petites fâcheries, maussaderies, à propos de choses que maintenant nous négligeons, notre capacité de souffrir étant exactement occupée par ce mal notable, et la douleur s’étant ainsi concentrée en ce point unique au lieu de se disperser. Encore une remarque qui cadre bien : quand un grand et cuisant souci vient de prendre fin, par exemple par suite d’un heureux succès, quand nous avons un poids de moins sur le cœur, aussitôt quelque autre souci vient occuper la place ; toute la matière dont il naît était déjà là auparavant ; mais il n’en pouvait sortir le sentiment d’un souci, il n’y avait plus de place ; et ce sujet d’ennui n’était que comme un vague nuage, relégué aux extrémités de l’horizon. Maintenant, il y a du large, bien vite cette matière toute prête arrive, elle prend place, elle occupe le trône à titre de souci du jour (πρυτανευουσα)[1] ; bien qu’en matière il soit moins riche que son prédécesseur, toutefois, en se gonflant beaucoup, il finit par faire le même volume et il occupe fort décemment le trône, en qualité de souci dominant.

C’est toujours chez les mêmes personnes qu’on rencontre et les joies sans mesure et les douleurs impétueuses : ces deux extrêmes se font pendant ; l’un et l’autre supposent une âme très vive. L’un et l’autre, nous l’avons déjà vu, ont leur principe non pas seulement dans le présent, mais dans l’avenir, sur lequel ils anticipent.

  1. Faisant le prytane. Allusion aux prytanes athéniens, qui, à tour de rôle et durant un jour, tenaient les clefs du Trésor, et remplissaient d’autres fonctions jadis royales. (Tr.)