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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/374

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occupant, la théorie qui, pour vous récompenser d’avoir eu la jouissance d’un objet, veut encore vous accorder le droit exclusif d’en jouir à l’avenir, est, en morale, tout à fait sans fondement. A celui qui s’en autoriserait, le survenant pourrait, avec beaucoup plus de raison, répliquer : « C’est bien parce que tu en as eu longtemps la jouissance, qu’il est juste de la céder aujourd’hui à d’autres. » Quand une chose n’est susceptible d’aucune élaboration, ni d’amélioration, ni de protection contre les accidents, il n’existe à son égard nul droit moral de possession exclusive ; ou bien, il faut supposer que tous les autres hommes, librement, s’en abstiennent, par exemple en échange de quelque service ; mais d’abord il faut une société réglée par une convention, un État. — Ainsi établi sur des principes moraux, le droit de propriété, par sa nature même, confère au propriétaire un pouvoir aussi illimité sur ses biens qu’il l’a déjà sur sa propre personne ; par suite, il peut, par donation ou par vente, transmettre sa propriété à d’autres ; et ceux-ci, dès lors, auront sur elle le même droit moral qu’il avait.

Considérons le motif général sous lequel se manifeste l’injustice : elle a deux formes, la violence et la ruse ; au sens moral et pour l’essentiel, c’est tout un. D’abord, si je commets un meurtre, il n’importe que je me serve du poignard ou du poison ; et de même pour toute lésion corporelle. Quant aux autres formes de l’injustice, on peut toujours les ramener à un fait capital : faire tort à un homme, c’est le contraindre de servir non plus sa propre volonté, mais la mienne, d’agir selon mon vouloir et non le sien. Si j’use de violence, c’est en m’aidant de l’enchaînement des causes physiques que j’arrive à mes fins ; et si de ruse, je m’aide de l’enchaînement des motifs, ce qui est la loi même de causalité reflétée dans l’intelligence : à cet effet, je présente à sa volonté des motifs illusoires, si bien qu’au moment où il croit suivre sa propre volonté, il suit la mienne. Comme le milieu où se meuvent les motifs, c’est l’intelligence, il faut à cet effet que je falsifie les données de son intelligence : et voilà le mensonge. Le mensonge a toujours pour but d’agir sur la volonté d’autrui, jamais sur son esprit seul et en lui-même ; s’il veut toucher l’esprit, c’est qu’il le prend pour moyen, et s’en sert pour déterminer la volonté. En effet, mon mensonge lui-même part de ma volonté : il a donc besoin d’un motif ; or ce motif, ce ne peut être que de faire vouloir autrui, non d’agir sur son esprit seulement, cet esprit ne pouvant par lui-même avoir aucune influence sur ma volonté à moi, ni par conséquent la mettre en mouvement, agir sur sa direction : seules la volonté et la conduite d’autrui peuvent jouer ce rôle ; quant à l’intelligence d’autrui, elle intervient dans mon calcul par suite, et indirectement. En cela, je ne songe pas seulement aux mensonges inspirés d’un intérêt