Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/393

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abstraite n’est pas nécessaire. Mais une fois arrivé à ce point de vue, on voit avec clarté que, la volonté étant ce qui existe en soi dans tout phénomène, la souffrance, celle qu’on inflige et celle qu’on endure, la malice et le mal, sont attachés à un seul et même être : c’est en vain que, dans le phénomène en qui l’un et l’autre se manifestent, ils apparaissent comme appartenant à des individus distincts, et même séparés par de grands intervalles d’espace et de temps. Celui qui sait voit que la distinction entre l’individu qui fait le mal et celui qui le souffre est une simple apparence, qu’elle n’atteint point la chose en soi, que celle-ci, la volonté, est à la fois vivante chez tous deux ; seulement, dupée par l’entendement, son serviteur naturel, cette volonté se méconnaît elle-même ; dans l’un des individus qui la manifestent, elle cherche un accroissement de son bien-être, et en même temps chez l’autre elle produit une cuisante souffrance ; dans sa violence, elle enfonce en sa propre chair ses dents, sans voir que c’est encore elle qu’elle déchire ; et par là, grâce à l’individuation, elle met au jour cette hostilité intérieure qu’elle porte dans son essence. Le bourreau et le patient ne font qu’un. Celui-là se trompe en croyant qu’il n’a pas sa part de la torture ; et celui-ci, en croyant qu’il n’a pas sa part de la cruauté. Si leurs yeux se levaient en haut, ils verraient ceci : le tortureur, qu’il vit lui-même au fond de quiconque, dans ce vaste univers, souffre quelque torture, sans pouvoir comprendre, — bien qu’il se le demande, s’il est doué de raison, — pourquoi il a été appelé à une existence pleine de misères qu’il ne savait pas avoir méritées. Et de son côté, la victime verrait que tout ce qui se déploie ou a été déployé de malice dans l’univers sort de cette volonté en qui il puise lui aussi sa substance, dont il est lui aussi une manifestation ; il verrait qu’étant une telle manifestation, étant une affirmation de la volonté, il a assumé sur lui toute la souffrance qui peut être le résultat d’une volonté de vivre, et que s’il souffre c’est avec justice, tant qu’il est identique à cette volonté. — C’est à cela que pensait le profond poète Calderon, dans la Vie est un songe :

Pues el delito mayor
Del hombre, es haber nacido.

(Car le grand crime
De l’homme, c’est d’être né.)

Et en effet, qui ne voit que c’est un crime, puisqu’une loi éternelle, la loi de la mort, n’a pas d’autre raison d’être ? D’ailleurs, dans ces vers, Calderon n’a fait que traduire le dogme chrétien du péché originel.

Pour arriver à la notion vive de la justice éternelle, de cette balance qui compense impitoyablement le mal de la faute par le mal