Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/404

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directement, il recherche le soulagement par une voie indirecte ; il se soulage à contempler le mal d’autrui, et à penser que ce mal est un effet de sa puissance à lui. Ainsi le mal des autres devient proprement son but ; c’est un spectacle qui le berce ; et voilà comment naît ce phénomène, si fréquent dans l’histoire, de la cruauté au sens exact du mot, de la soif du sang, telle qu’on la voit chez les Néron, les Domitien, les Deys barbaresques, chez un Robespierre, etc.

Il y a des rapports entre la méchanceté et l’esprit de vengeance, qui rend le mal pour le mal, non pas avec une préoccupation de l’avenir, — ce qui est la caractéristique du sentiment, — mais simplement en songeant à ce qui est arrivé, au passé, cela sans intérêt, en voyant dans le mal qu’il inflige non un moyen, mais un but, et en cherchant dans la souffrance de l’offenseur un apaisement de la nôtre. Si une chose distingue la colère de la méchanceté pure, et l’excuse en quelque mesure, c’est qu’elle a l’apparence d’un droit qu’on exerce ; voici un acte de colère, en effet : supposons qu’il eût été accompli légalement, selon une règle fixée d’avance et connue, au sein d’une société qui l’aurait sanctionnée, il s’appellerait punition, et serait l’exercice d’un droit.

Mais outre les douleurs que nous venons de décrire, qui naissent de la même racine que la méchanceté, à savoir d’une volonté particulièrement ardente, et qui par suite sont inséparables de cette dernière, il est une autre souffrance, tout à fait à part et distincte, et dont elle est également accompagnée : elle se fait sentir à l’occasion de chaque mauvaise action, soit qu’il s’agisse d’un acte de simple égoïsme ou de méchanceté pure ; on l’appelle, selon son plus ou moins de durée, reproche de conscience ou trouble de conscience. — Qu’on veuille bien se souvenir de ce qui a été exposé jusqu’ici dans le présent quatrième livre, et notamment de cette vérité qui a été analysée au début, que pour la Volonté de vivre la vie est chose certaine et assurée à jamais, comme sa propre image ou son miroir, et par conséquent lui apparaît comme la propre représentation de la justice éternelle ; et l’on verra aussitôt, qu’en vertu de ces considérations, le reproche de conscience ne peut avoir qu’une signification, celle que je vais dire ; que son sens intime, exprimé en termes abstraits, est celui qui va suivre : on y peut distinguer deux parties, mais elles concordent entièrement, et il convient de les réunir dans la pensée.

Le voile de Maya, en effet, a beau couvrir d’épaisses ténèbres les regards du méchant, il a beau être enfoncé dans l’erreur du principe d’individuation, et par suite considérer sa personne comme absolument différente de toutes les autres et comme séparée d’elles par un abîme ; cette notion, qui seule est conforme à son égoïsme