Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/408

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Il n’en est rien : au contraire, il est aussi impossible de faire un homme de bien avec de simples considérations morales ou par la pure prédication, qu’il l’a été aux auteurs de Poétiques, depuis Aristote, de faire un seul poète. Pour créer ce qui fait l’essence propre et intime de la vertu, le concept est impuissant, de même qu’il l’est dans l’art : s’il peut rendre quelques services, c’est en sous-ordre, comme instrument propre à déduire et à conserver les connaissances et résolutions formées sans son aide. « Velle non discitur. » En fait de vertu, de bonté des intentions, les dogmes abstraits sont sans influence : faux, ils ne la détruisent pas ; vrais, ils ne la secourent guère. Et après tout, il serait bien fâcheux que l’affaire essentielle de la vie humaine, la valeur morale, et désormais fixée pour l’éternité, de l’homme, pût tenir à des dogmes, à des articles de foi, à des doctrines philosophiques, que le hasard peut nous faire rencontrer ou ignorer. Si les dogmes ont un rôle à l’égard de la morale, c’est que l’homme de bien, après avoir tiré sa vertu d’une connaissance différente et dont nous parlerons bientôt, y trouve un schème, une formule pour rendre compte à sa raison de ses actions pures d’égoïsme, auxquelles elle ne comprendrait rien sans cela : l’explication n’est guère en somme qu’une fiction, mais la raison est accoutumée à s’en contenter.

À vrai dire, s’il s’agit des actes, des manifestations extérieures, les dogmes peuvent avoir une influence puissante, comme en ont une l’habitude et l’exemple : — ces derniers, parce que l’homme du commun ne se fie pas à son jugement, dont il sait la faiblesse ; mais seulement à son expérience et à celle d’autrui ; — mais ce n’est pas là ce qui change le fond de l’intention[1].

Une connaissance abstraite ne fait que donner des motifs ; or, les motifs, nous l’avons vu, peuvent bien changer la direction de la volonté : ils ne peuvent changer la volonté même. Or, une connaissance communicable ne peut agir sur la volonté qu’à titre de motif : donc, de quelque façon que les dogmes inclinent la volonté, ce sera toujours la même chose, que l’homme voudra d’une volonté proprement dite et générale : s’il reçoit des idées nouvelles, ce sera au sujet de la voie à suivre pour arriver à ce qu’il veut, et les motifs qu’on lui aura fait imaginer le conduiront parallèlement à ses motifs réels. Il est, par exemple, tout à fait indifférent, pour la valeur morale de l’homme, qu’il fasse des dons considérables aux pauvres, avec la ferme conviction d’en recevoir le décuple dans une vie future, ou bien qu’il dépense la même somme à améliorer un bien-fonds qui lui rendra plus tard, mais d’autant plus sûrement, de

  1. Ce sont là, comme dirait l’Église, de purs « opera operata », qui ne servent de rien, à moins que la grâce ne vienne nous donner la foi, qui nous conduit à une renaissance spirituelle. Nous reviendrons sur ce point.