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et l’état présent, il sera à jamais impossible de décider si un fait est arrivé ou s’il a été seulement rêvé. C’est ici que se manifeste à la pensée l’intime parenté qui existe entre la vie et le rêve ; osons avouer une vérité reconnue et proclamée par tant de grands esprits. Les Védas et les Pouranas, pour représenter avec exactitude le monde réel, « ce tissu de Maya », le comparent ordinairement à un songe. Platon répète souvent que les hommes vivent dans un rêve, et que seul le philosophe cherche à se tenir éveillé. Pindare (II, v. 135) dit : σκιᾶς ὄναρ ἄνθρωπος (umbræ somnium homo), et Sophocle :

Ὁρῶ γὰρ ἡμᾶς οὐδὲν ὄντας ἄλλο, πλὴν
Εἴδωλ’, ὅσοιπερ ζῶμεν, ἡ κοῦφην σκιάν

(Ajax, v. 125.)

(Nos enim, quicumque vivimus, nihil aliud esse comperio, quam simulacra et levem umbram.)

À côté de ces maîtres, Shakespeare mérite aussi d’être cité :

We are such stuff
As dreams are made of, and our little life
Is rounded with a sleep
[1].

Enfin Calderon était si profondément pénétré de cette idée, qu’il en fit le sujet d’une sorte de drame métaphysique intitulé : La vie est un songe.

Après toutes ces citations poétiques, je puis moi aussi me permettre d’employer une image. La vie et les rêves sont les feuillets d’un livre unique : la lecture suivie de ces pages est ce qu’on nomme la vie réelle ; mais quand le temps accoutumé de la lecture (le jour) est passé et qu’est venue l’heure du repos, nous continuons à feuilleter négligemment le livre, l’ouvrant au hasard à tel ou tel endroit et tombant tantôt sur une page déjà lue, tantôt sur une que nous ne connaissions pas ; mais c’est toujours dans le même livre que nous lisons.

Cette lecture fragmentaire ne fait pas corps avec la lecture suivie de l’ouvrage entier ; pourtant elle en diffère assez peu, si l’on veut bien considérer que la lecture suivie commence aussi et finit ex abrupto ; il est donc permis de la regarder elle-même comme une page isolée, un peu plus longue que les autres.

Ainsi donc, les rêves isolés se distinguent de la vie réelle, en ce qu’ils n’entrent pas dans la continuité de l’expérience, qui se poursuit à travers la vie : et c’est le réveil qui met en lumière cette

  1. « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les songes, et notre vie si courte a pour frontière un sommeil. »