Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/418

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des larmes. Ce que nous pleurons là, ce n’est pas la perte que nous faisons : de ces larmes égoïstes, nous aurions quelque honte ; or, au contraire, s’il est une chose qui nous fît honte en pareil cas, c’est de ne pas pleurer. Non, mais d’abord nous pleurons probablement le sort du mort ; toutefois, nous le pleurons encore même si, après une longue, cruelle et inguérissable maladie, la mort a été pour lui une délivrance souhaitable ; donc ce qui excite principalement notre pitié, c’est le sort de l’humanité entière, de l’humanité vouée d’avance à une fin qui effacera toute une vie toujours si pleine d’efforts, parfois si pleine d’actes, et qui la mettra au néant : mais dans cette destinée de l’humanité, ce que nous voyons principalement, c’est la nôtre propre, et nous l’y voyons d’autant mieux que le mort nous touchait de plus près ; jamais elle ne nous apparaît plus clairement que dans la mort d’un père. En vain, par l’effet de l’âge et de la maladie, la vie était pour lui une torture ; en vain, devenu inutile, il n’était plus qu’un lourd fardeau pour son fils : le fils n’en verse pas moins des larmes amères sur la mort de ce père. D’où viennent ces larmes, nous l’avons dit[1].


§ 68.


Nous venons de nous expliquer sur l’identité de la tendresse ou douceur pure avec la pitié, cette pitié qui, lorsqu’elle revient sur son propre sujet, a pour symptôme les larmes : après cette digression, reprenons le fil de notre analyse du sens moral de nos actes, et montrons comment, de la même source d’où jaillit toute bonté, toute tendresse ou douceur, toute vertu, toute générosité, sort aussi ce que j’appelle la négation du vouloir-vivre.

Nous avons vu plus haut que la haine et la méchanceté avaient pour première base l’égoïsme, et que celui-ci résulte de la sujétion où est l’intelligence à l’égard du principe d’individuation ; nous avons aussi constaté que la justice, puis, à un degré supérieur de développement, la douceur et la générosité, en ce qu’elles peuvent avoir de plus élevé, ont pour origine essentielle une intelligence qui voit à travers ce principe : seule cette vision, en supprimant toute différence entre mon individu et celui d’autrui, rend possible et explique l’intention parfaitement bonne, même quand elle va jusqu’à la tendresse désintéressée et jusqu’à l’abnégation la plus magnanime.

  1. Voir, sur ce point, le chap. XLVII des Suppléments. Il est inutile, je suppose, de rappeler que la morale dont l’esquisse est ici enfermée dans les §§ 61-67 a été exposée plus au long et plus complètement dans mon mémoire couronné sur le Fondement de la morale.