Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/62

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fléchie de la volonté, à laquelle il confère ainsi son caractère essentiel. L’animal, au contraire, n’est déterminé que par l’impression du moment ; seule, la crainte d’un châtiment instantané peut contenir ses appétits, et cette crainte, passant en habitude, détermine bientôt ses actes : c’est tout l’art du dressage. L’animal sent et perçoit, l’homme pense et sait ; tous les deux ils veulent. L’animal communique ses sensations et son humeur par des mouvements et des cris ; l’homme dévoile ou cache à autrui ses pensées à l’aide du langage. Le langage est le premier produit et l’instrument nécessaire de sa raison : aussi voit-on en grec et en italien le même mot signifier à la fois la raison et le langage : ὁ λόγος, il discorso. En allemand, Vernunft vient de vernehmen (comprendre), qui n’est pas synonyme de hören (entendre), mais qui signifie l’intelligence des idées exprimées par les mots. C’est seulement grâce au langage que la raison peut réaliser ses plus grands effets, par exemple l’action commune de plusieurs individus, l’harmonie des efforts de milliers d’hommes dans un dessein préconçu, la civilisation, l’État ; puis d’autre part la science, la conservation de l’expérience du passé, le groupement d’éléments communs dans un concept unique, la transmission de la vérité, la propagation de l’erreur, la réflexion et la création artistique, les dogmes religieux et les superstitions. L’animal n’a l’idée de la mort que dans la mort même ; l’homme marche chaque jour vers elle avec pleine connaissance, et cette conscience répand sur la vie une teinte de mélancolique gravité, même chez celui qui n’a pas encore compris qu’elle est faite d’une succession d’anéantissements. Cette prescience de la mort est le principe des philosophies et des religions ; pourtant, on ne saurait dire si elles ont jamais produit la chose qui a le plus de prix dans la conduite humaine, la libre bonté et la noblesse de cœur. Leurs fruits les plus évidents sont, au point de vue philosophique, les conceptions les plus étranges et les plus hasardées ; au point de vue religieux, les rites les plus cruels et les plus monstrueux dans les différents cultes.

Tous les siècles et tous les pays sont unanimes à reconnaître que toutes ces manifestations de l’esprit, quelque variées qu’elles soient, procèdent d’un principe commun, de cette faculté essentielle qui distingue l’homme de l’animal, appelée la raison, ὁ λόγος, τὸ λογιστικόν, τὸ λόγιμον[1], ou ratio. Tous les hommes savent reconnaître les manifestations de la raison, et, lorsqu’elle entre en conflit avec d’autres, discerner l’élément rationnel de l’irrationnel ; ils savent aussi ce qu’on ne doit jamais attendre même de l’animal le plus intelligent, toujours dépourvu de cette faculté.

  1. Voir, dans trad. fr. Du fondement de la morale (p. 49), l'observation du traducteur sur le mot λόγιμον. (G. Baillière et Cie. éd.) (Note du trad.)