Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/64

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primitive. Or il en est de même de la raison, elle n’a qu’une fonction essentielle, la formation des concepts : de cette source unique dérivent tous les phénomènes que nous avons énumérés plus haut et qui distinguent la vie humaine de la vie animale ; le discernement, établi de tout temps et partout, entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas, a son fondement dans la présence ou l’absence de cet acte primitif[1].


§ 9.


Les concepts forment une classe spéciale de représentations, entièrement distinctes des représentations intuitives dont il a été question jusqu’ici, car elles n’existent que dans l’esprit humain. Aussi est-il impossible d’arriver à une connaissance intuitive et absolument évidente de leur nature propre ; l’idée qu’on s’en peut faire est elle-même purement abstraite et discursive. Il serait donc absurde d’en exiger une démonstration expérimentale, si l’on entend, par expérience, le monde extérieur et réel, qui n’est que représentation intuitive : il est impossible de mettre ces notions sous les yeux ou de les présenter à l’imagination, comme s’il s’agissait d’objets perceptibles aux sens. On les conçoit, on ne les perçoit pas, et leurs effets seuls peuvent tomber sous les prises de l’expérience : le langage, par exemple, la conduite réfléchie et ordonnée, la science enfin, avec tous les résultats de cette activité supérieure. Le langage, comme objet d’expérience externe, n’est, à proprement parler, qu’un télégraphe très perfectionné, qui transmet avec une rapidité et une délicatesse infinies des signes conventionnels. Mais quelle est la valeur exacte de ces signes ? Et comment arrivons-nous à les interpréter ? Serait-ce que nous traduisons instantanément les paroles de l’interlocuteur en images, qui se succèdent dans la fantaisie avec la vitesse de l’éclair, qui s’enchaînent, se transforment et se colorent diversement, à mesure que les mots avec leurs flexions grammaticales arrivent à la pensée ? Mais alors quel tumulte dans notre tête à l’audition d’un discours ou à la lecture d’un livre ! Les choses, en réalité, ne se passent pas de la sorte : le sens des mots est immédiatement et exactement compris sans

  1. Comparer avec ce paragraphe les §§ 26 et 27 de la Dissertation sur le principe de raison. (Note de Schopenhauer.)