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de la téléologie

la finalité. Dans un flocon de neige, les six rayons égaux et séparés par des angles égaux n’ont pas été l’objet de la mesure préalable d’une intelligence ; c’est la simple tendance de la volonté primitive qui, lors de l’apparition de la connaissance, se présente à elle sous cette forme. De même qu’ici la volonté réalise sans mathématiques une figure régulière, de même elle produit aussi, sans physiologie, un organisme parfaitement combiné en vue de sa fin. La forme régulière dans l’espace n’existe que pour l’intuition, dont l’espace est la forme ; de même la finalité de l’organisme n’existe que pour la raison connaissante, dont les opérations sont liées aux concepts de moyen et de fin. S’il nous était donné d’avoir une vue immédiate sur l’action de la nature, nous devrions reconnaître que cet étonnement téléologique signalé plus haut est analogue à celui de ce sauvage dont Kant parle dans son explication du risible : en voyant la mousse jaillir en jet continu d’une bouteille de bière qu’on venait d’ouvrir, le sauvage se demandait avec surprise, non pas comment elle sortait, mais comment on avait pu l’y introduire ; de même nous supposons aussi que la finalité a été mise dans les œuvres de la nature par la même voie qu’elle suit pour en ressortir à nos yeux. Notre étonnement téléologique se peut donc encore comparer à l’admiration excitée par les premières œuvres de l’imprimerie sur ceux qui, les supposant dues à la plume, recouraient ensuite, pour expliquer le miracle, à l’intervention d’un démon. — Car, répétons-le encore une fois, c’est seulement l’intellect qui, saisissant comme objet, au moyen de ses formes propres, espace, temps et causalité, l’acte de la volonté métaphysique et indivisible en soi, manifestée dans le phénomène d’un organisme animal, crée la multiplicité et la diversité des parties et des fonctions, pour s’étonner ensuite du concours régulier et de la concordance parfaite qui résulte de leur unité primitive : il ne fait donc, en un certain sens, qu’admirer son œuvre propre.

Supposons-nous tout occupés à observer l’art infini et inexprimable qui préside à la structure de tout animal, fût-ce l’insecte le plus commun. Nous sommes plongés dans l’admiration ; tout à coup l’idée nous vient que la nature livre sans merci à la destruction ces organismes mêmes, si parfaits et si compliqués, que chaque jour elle les laisse périr par milliers, victimes du hasard, de la rapacité animale, du caprice humain ; cette prodigalité insensée nous jette aussitôt dans une profonde surprise. Mais il y a là une confusion d’idées : nous avons dans l’esprit l’œuvre d’art humaine, qui demande l’aide de l’intelligence pour dompter la résistance d’une matière étrangère et rebelle, et qui coûte ainsi sans doute bien des efforts. Mais les productions de la nature, quelle qu’en soit la perfection, ne lui coûtent pas la moindre peine : chez elle