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CHAPITRE XXXI[1]
DU GÉNIE


Une aptitude prédominante au genre de connaissance décrit dans les deux chapitres précédents, et d’où naissent les véritables productions des arts, de la poésie et même de la philosophie, voilà proprement ce qu’on désigne du nom de génie. Comme cette connaissance a pour objet les idées platoniciennes et que les idées se conçoivent non pas in abstracto, mais par la seule intuition, l’essence du génie doit consister dans la perfection et l’énergie de la connaissance intuitive. Aussi entendons-nous nommer tout particulièrement œuvres de génie celles qui procèdent directement de l’intuition, et qui s’adressent à elle, c’est-à-dire celles des arts plastiques, et ensuite celles de la poésie qui transmet ses intuitions par l’intermédiaire de l’imagination. — On peut déjà voir en ceci la différence du génie d’avec le simple talent, supériorité constituée plutôt par une souplesse et une pénétration plus grandes de la connaissance discursive que de la connaissance intuitive. L’homme doué de talent possède plus de rapidité et plus de justesse dans la pensée que les autres ; le génie au contraire contemple un autre monde que le reste des hommes ; il ne fait pourtant que pénétrer plus profondément dans ce monde offert aussi à la vue des autres, parce que la représentation en est plus objective, parlant plus pure et plus précise dans son cerveau.

L’intellect n’est par destination que l’intermédiaire des motifs ; en conséquence il ne conçoit primitivement des choses que leurs relations directes, indirectes ou possibles avec la volonté. Chez les animaux, bornés aux relations directes, le fait est des plus manifestes : tout ce qui n’a aucun rapport avec leur volonté n’existe pas pour eux. Aussi sommes-nous parfois étonnés de voir des animaux même intelligents rester insensibles à des choses frappantes en soi, par exemple, ne manifester aucune surprise à la suite de changements évidents survenus dans notre personne ou dans les objets qui les entourent. Chez l’homme normal viennent s’ajouter, il est vrai, les relations indirectes et même possibles avec la volonté, dont la somme constitue l’ensemble des notions utiles ; mais ici encore

  1. Ce chapitre se rapporte au § 36 du premier volume.