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de l’esthétique de la poésie

su échapper à ce défaut, et cela pour avoir, sans hésiter, représenté sous les noms de Grecs et de Romains des Anglais de son temps.

On a reproché à maint chef-d’œuvre de la poésie lyrique, notamment à certaines odes d’Horace (cf., par ex., l’ode 2 du IIIe livre) et à plusieurs chansons de Goethe (par ex. la Plainte du Berger), le manque de suite régulière et un continuel soubresaut de pensées. Mais ici l’enchaînement logique est négligé à dessein, pour être remplacé par l’unité d’impression fondamentale et d’humeur qui s’y exprime ; cette unité n’en ressort que mieux ainsi, car c’est comme un fil qui traverse en les réunissant des perles séparées, et elle ménage la succession rapide des objets de la contemplation, comme le fait en musique, pour le passage d’un mode à un autre, l’accord de septième, dont la tonique se soutient jusqu’à devenir la dominante du mode nouveau. Ce caractère apparaît dans tout son jour, et poussé même jusqu’à l’excès, dans la chanson de Pétrarque qui commence ainsi : Mai non vo’piu cantar, com’io soleva.

Si, dans la poésie lyrique, c’est l’élément subjectif qui domine, dans le drame au contraire l’élément objectif règne seul et à l’exclusion de tout autre. Entre les deux la poésie épique, sous toutes ses formes et avec toutes ses modifications, depuis la romance narrative jusqu’à l’épopée proprement dite, occupe un large milieu ; car, bien, qu’objective dans sa partie essentielle, elle n’en renferme pas moins un élément subjectif tantôt plus, tantôt moins marqué et qui trouve son expression dans le ton, dans la forme du récit, ainsi que dans les réflexions semées çà et là. Nous n’y perdons pas de vue l’auteur aussi complètement que dans le drame.

Le but du drame en général est de nous montrer sur un exemple ce qu’est l’essence et l’existence de l’homme. On peut nous en montrer à cet effet le côté triste ou gai, ou encore la transition d’un état à l’autre. Mais déjà l’expression « essence et existence de l’homme » contient un germe de controverse : la partie principale est-elle l’essence, c’est-à-dire les caractères, ou l’existence, c’est-à-dire le sort, l’événement, l’action ? D’ailleurs les deux éléments sont si étroitement liés ensemble qu’on en peut bien séparer le concept, mais non la représentation. Car seules les circonstances, le sort, les événements portent les caractères à manifester leur essence, et c’est des caractères seuls que naît l’action d’où découlent les événements. Il est sûr que, dans la peinture qu’on en fait, on veut appuyer davantage sur l’un ou l’autre trait, et à cet égard la comédie de caractère et la comédie d’intrigue formeront les deux extrêmes.

Le drame se propose, comme l’épopée, étant donné des caractères importants dans des situations importantes, de nous montrer les actions extraordinaires qui résultent de ces deux facteurs. Pour