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de l’histoire

bout. L’histoire ne nous montre partout que la même chose, sous des formes diverses ; mais celui qui ne reconnaît pas cette identité dans une ou deux formes aura peine à y parvenir, même après les avoir passées toutes en revue. Les chapitres de l’histoire des peuples ne diffèrent au fond que par les noms et les millésimes : le contenu véritable et essentiel est partout le même.

L’art a pour matière l’idée, la science le concept ; tous deux s’occupent ainsi de ce qui est toujours et toujours identique, et non de ce qui tantôt est et tantôt n’est pas, de ce qui est tantôt d’une manière et tantôt d’une autre ; tous deux ont donc affaire à ce que Platon pose comme l’objet exclusif du véritable savoir. La matière de l’histoire au contraire, c’est le fait particulier dans sa particularité et sa contingence, c’est ce qui existe une fois et n’existe plus jamais ensuite, ce sont les combinaisons passagères d’un monde humain aussi mobile que les nuages au vent, et qu’en mainte occasion le moindre hasard suffit à bouleverser et à transformer. À ce point de vue la matière de l’histoire nous paraît être à peine un objet digne d’un examen grave et laborieux de la part de l’esprit humain, de cet esprit, qui, fini par nature, devrait choisir par là même l’infini pour sujet de ses méditations.

Enfin, pour cette tendance répandue surtout par cette pseudo-philosophie hégélienne, si propre à corrompre et à abêtir les esprits, pour cette tendance à concevoir l’histoire du monde comme un tout méthodique, ou, selon leur expression, à « la construire organiquement », elle repose au fond sur un grossier et plat réalisme, qui prend le phénomène pour l’essence en soi du monde et ramène tout à ce phénomène, aux formes qu’il revêt, aux événements par lesquels il se manifeste. Elle s’appuie encore secrètement sur certaines doctrines mythologiques, qu’elle suppose tacitement ; sans quoi on se demanderait pour quel spectateur pourrait bien se jouer une telle comédie. — L’individu seul, en effet, et non l’espèce humaine, possède l’unité réelle et immédiate de conscience ; l’unité de marche dans l’existence de l’espèce humaine n’est donc, de même, qu’une pure fiction. En outre, de même que dans la nature l’espèce seule est réelle, et que les genres (genera) sont de simples abstractions, de même dans l’espèce humaine la réalité appartient aux individus seuls et à leur vie, les peuples et leur existence sont de simples abstractions. Enfin ces constructions historiques, guidées par un plat optimisme, aboutissent toujours en définitive à un état prospère, productif, fertile, pourvu d’une constitution bien réglée, d’une bonne justice et d’une bonne police, de nombreuses fabriques et d’une belle industrie. Tout au plus mènent-elles à un certain perfectionnement intellectuel ; c’est en effet le seul possible, car le côté moral, dans sa partie principale, demeure invariable. Or cette