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le monde comme volonté et comme représentation

par une connaissance immédiate, simultanée et sensible. L’union du sens métaphysique de la musique avec cette base physique et arithmétique repose alors sur ce que l’élément rebelle à notre appréhension, l’irrationnel ou la dissonance devient l’image naturelle des résistances opposées à notre volonté ; et, à l’inverse, la consonance ou le rationnel, qui se prête sans peine à notre perception, représente la satisfaction de la volonté. De plus, ces rapports numériques de vibrations, rationnels et irrationnels, admettent une multitude de degrés, de nuances, de conséquences et de variations ; ils font ainsi de la musique la matière capable d’exprimer et de rendre fidèlement avec leurs teintes les plus fines, leurs différences les plus délicates, toutes les émotions du cœur humain, c’est-à-dire de la volonté, dont le résultat essentiel est toujours, quoique avec des degrés infinis, la satisfaction et le déplaisir ; et, pour atteindre son but, la musique invente la mélodie. Nous voyons donc ici les émotions de la volonté transportées dans le domaine de la pure représentation, théâtre exclusif des productions des beaux-arts, qui éliminent de leur jeu la volonté elle-même et nous demandent d’être sujets purement connaissants. Aussi la musique ne doit-elle pas exciter les affections mêmes de la volonté, c’est-à-dire une douleur réelle ou un bien-être réel ; elle doit se borner à leurs substituts : ce qui convient à notre intellect sera l’image de la satisfaction du vouloir, ce qui le heurte plus ou moins sera l’image de la douleur plus ou moins vive. C’est par ce seul moyen que la musique, sans jamais nous causer de souffrance réelle, ne cesse de nous charmer jusque dans ses accords les plus douloureux, et nous prenons plaisir à entendre les mélodies même les plus plaintives nous raconter dans leur langage l’histoire secrète de notre volonté, de toutes ses agitations, de toutes ses aspirations, avec les retards, les obstacles, les tourments qui les traversent. Là au contraire où, dans la réalité avec ses terreurs, c’est notre volonté même qui est excitée et torturée, il ne s’agit plus de sons ni de rapports numériques, mais nous sommes bien plutôt nous-mêmes alors la corde tendue et pincée qui vibre.

Il résulte de la théorie musicale prise par nous pour base que l’élément proprement musical des sons consiste dans les rapports de rapidité des vibrations, et non dans leur force relative. Il s’ensuit que l’oreille, à l’audition d’un morceau de musique, suivra toujours de préférence le son le plus élevé, et non le plus fort. De là vient que le soprano domine même l’accompagnement d’orchestre le plus puissant. Il acquiert ainsi à exécuter la mélodie un droit naturel, que vient fortifier encore sa grande mobilité due à cette même rapidité des vibrations, telle qu’elle apparaît dans les phrases figurées. Le soprano devient par là le véritable représentant d’une sen-