Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/279

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
276
le monde comme volonté et comme représentation

la vie doit par suite valoir comme le bien suprême, si amère, si brève, si incertaine même d’ailleurs qu’elle puisse être ; c’est enfin qu’en soi et à l’origine cette volonté est aveugle et dépourvue de connaissance. La connaissance, au contraire, bien loin d’être la source de cet attachement à la vie, agit en sens opposé ; elle dévoile le peu de valeur de cette vie et combat ainsi la crainte de la mort. Vient-elle à l’emporter et l’homme marche-t-il au devant de la mort le cœur ferme et tranquille, nous honorons sa conduite comme noble et grande ; nous célébrons alors le triomphe de la connaissance sur l’aveugle volonté de vivre, sur cette volonté qui n’en est pas moins le germe de notre propre existence. De même nous méprisons l’homme chez lequel la connaissance succombe dans cette lutte, l’homme qui s’attache sans réserve à la vie, qui se raidit de toutes ses forces à l’approche de la mort et se désespère en la recevant[1], et pourtant ce qui parle en lui, ce n’est autre chose que le fond originel de notre moi et de la nature. Et comment, peut-on se demander ici en passant, comment l’amour illimité de la vie et les efforts faits pour la conserver, pour la prolonger par tous les moyens, pourraient-ils être regardés comme bas et méprisables, comme indignes de leur foi par les adhérents de toute doctrine religieuse, si cette vie était vraiment un présent dont il nous fallût rendre grâces à la bienveillance de quelque dieu ? Et comment alors le mépris d’un semblable don pourrait-il sembler grand et noble ? Ce qui cependant ressort avec certitude de ces considérations, c’est : 1o que la volonté de vivre est l’essence intime de l’homme ; 2o qu’en soi cette volonté est dépourvue de connaissance, est aveugle ; 3o que la connaissance lui est un principe étranger à l’origine, qui vient plus tard se surajouter à elle ; 4o qu’il y a lutte des deux principes et que notre jugement applaudit à la victoire de la connaissance sur la volonté.

Si l’aspect effrayant sous lequel nous apparaît la mort était dû à l’idée du non-être, nous devrions ressentir le même effroi à la pensée du temps où nous n’étions pas encore. Car, on ne saurait le contester, le non-être d’après la mort ne peut différer de celui d’avant la naissance ; il ne mérite donc pas plus d’exciter nos plaintes. Toute une infinité de temps s’est écoulée où nous n’étions pas encore, et il n’y a rien là qui nous afflige. Mais, au contraire, qu’après l’intermède momentané d’une existence éphémère une seconde infinité de temps doive suivre, où nous ne serons plus, voilà pour nous une dure condition, une nécessité même intolérable. Or cette soif d’existence proviendrait-elle peut-être de ce qu’après avoir maintenant

  1. « In gladiatoriis pugnis timidos et supplices, et, ut vivere licent, obsecrantes etiam odisse solemus ; fortes et animosos, et se acriter morti offerentes servare cupimus. » (Cic., Pro Milone, c. 34.)