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du primat de la volonté dans notre conscience

être confondue avec ce calme que donnent a beaucoup d’Allemands et de Hollandais le flegme et l’hébétement. Dans le rôle de l’hetman cosaque des Benjouwski, l’acteur Iffland mettait admirablement en scène cette rare qualité que nous venons de louer. Les conjurés l’ont attiré dans leur tente ; ils lui tiennent un fusil devant la tête avec la menace de tirer au premier cri : Iffland soufflait dans l’embouchure, pour voir si le fusil était bien chargé. Sur dix choses qui nous contrarient, nous pourrions nous épargner neuf fois cette contrariété, si nous comprenions ces choses exactement et par leurs causes, si nous en reconnaissions la nécessité et la vraie nature ; et cette vue exacte nous l’aurions bien plus souvent, si, avant de nous aigrir et de nous exaspérer, nous nous donnions la peine de réfléchir. Car ce que les rênes et le mors sont à un cheval indompté, l’intellect l’est à la volonté humaine ; les instructions, les avertissements, l’éducation donnée par l’intellect doivent la guider et la refréner, puisqu’en elle-même elle est une force aussi sauvage, aussi impétueuse que celle qui se manifeste dans la chute d’une cataracte ; nous savons même qu’en allant au dernier fond des choses, ces deux forces sont identiques. Dans la colère extrême, dans l’ivresse, dans le désespoir, la volonté a pris le mors aux dents et s’est emportée pour suivre sa nature primitive. Dans la mania sine delirio elle a complètement perdu les rênes et le mors, et alors sa nature essentielle éclate nettement et apparaît aussi profondément distincte de l’intellect que l’est le mors du cheval. Dans cet état, on peut encore comparer la volonté à une montre dont on vient d’ôter une vis ; le mécanisme se met en mouvement avec bruit et ne s’arrête plus.

De cette considération il résulte donc également que la volonté est l’élément primitif et métaphysique, l’intellect l’élément secondaire et physique. Comme tel il est soumis, ainsi que tout objet physique, à la force d’inertie ; il ne devient actif que grâce à l’impulsion de la volonté, qui le domine et le guide, qui l’encourage à faire effort, bref qui lui donne toute l’activité qu’il ne possède pas naturellement. Aussi l’intellect se repose-t-il volontiers, dès qu’on le lui permet, se montre souvent paresseux et peu disposé à agir ; un effort continu le fatigue au point de l’émousser, de l’épuiser, comme la pile de Volta s’épuise par des décharges répétées. Aussi tout travail intellectuel soutenu demande-t-il des moments de trêve et de suspension, sous peine de se terminer par un hébétement et une incapacité de penser, provisoire tout au moins. Et lorsque ce repos est continuellement refusé à l’intellect, quand on le tend outre mesure et sans relâche, alors se déclare un hébétement durable, qui, avec l’âge, peut dégénérer en impuissance absolue de la pensée, en enfance, en idiotie et en folie. Lorsque ces maux attristent la