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le monde comme volonté et comme représentation

poussière et se succèdent avec la rapidité de l’éclair ; mais l’arc-en-ciel, dont elles sont comme les supports, demeure dans une inébranlable tranquillité, intact au milieu de ce changement ininterrompu ; de même chaque idée, c’est-à-dire chaque espèce d’êtres vivants, persiste, garantie contre la succession continuelle des individus qu’elle renferme. Or l’idée ou l’espèce, c’est la racine propre, le lieu d’apparition de la volonté de vivre ; c’est aussi le seul élément dont la durée importe vraiment à la volonté. Les lions, par exemple, naissent et meurent ; ils sont comme les gouttes de la cascade ; mais la léonité (leonitas), l’idée ou la forme du lion, est l’équivalent de l’arc-en-ciel immuable qui couronne la chute d’eau. Aussi pour Platon les idées seules, c’est-à-dire les espèces (species), avaient-elles comme attribut une existence véritable ; quant aux individus, il devait leur suffire de naître et de passer sans relâche. De cette conscience intime et profonde de sa nature impérissable dérive encore l’assurance et la tranquillité d’âme avec laquelle tout individu, animal ou même homme, marche sans crainte entre mille dangers capables de l’anéantir à tout moment et va jusqu’à affronter la mort. Dans son regard brille cependant le calme de l’espèce, de ce principe que la disparition de son être ne touche pas et n’atteint pas. Et ce calme, ce ne seraient pas non plus les dogmes incertains et changeants qui pourraient le conférer à l’homme. Mais, je l’ai dit, la vue de chaque animal nous enseigne que la mort n’est pas un obstacle au développement de la substance de la vie, de la volonté. Quel mystère impénétrable est donc renfermé dans chaque animal ! Regardez la première bête venue, regardez votre chien : avec quelle joie, avec quelle confiance il se laisse vivre ! Bien des milliers de chiens ont dû mourir, avant que son tour vînt d’exister. Mais la disparition de ces milliers de chiens n’a nullement entamé l’idée du chien ; toutes ces morts ne l’ont pas obscurcie du moindre nuage. Et ainsi le chien existe aussi frais, aussi neuf, aussi fort, que si c’était aujourd’hui son premier jour, que si son dernier jour pouvait ne jamais venir, et dans ses yeux luit le principe indestructible, la force primitive qui l’anime. Qu’est-ce donc qui a péri pendant ces milliers d’années ? — Ce n’est pas le chien, il se dresse intact devant nous ; ce n’en est que l’ombre, que l’image reproduite dans notre mode de connaissance lié au temps. Et comment peut-on seulement croire à la disparition de ce qui existe toujours et toujours, de ce qui remplit le temps tout entier ? — Sans doute, empiriquement, la chose s’explique bien : la génération a produit des individus nouveaux dans la même proportion où la mort en a anéanti d’anciens. Mais cette explication empirique n’est qu’une explication apparente ; elle substitue une énigme à une autre. L’intelligence métaphysique du phénomène