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le monde comme volonté et comme représentation

la nature, en tant qu’exempte de cette illusion de l’individu, aussi soucieuse de la conservation de l’espèce qu’indifférente à la disparition des individus ; ceux-ci ne sont jamais pour elle que des moyens, celle-là est une fin. De là un contraste frappant entre son avarice à pourvoir l’individu et sa prodigalité là où il y va de l’espèce. Pour celle-ci, en effet, d’un seul individu, arbre, poisson, écrevisse, termite, peuvent souvent sortir chaque année cent mille germes et plus. Chaque individu, au contraire, reçoit tout juste en partage assez de forces et d’organes pour soutenir son existence dans un effort ininterrompu : aussi la mutilation ou la perte de ses forces entraîne-t-elle, en règle générale, pour l’animal, la mort par inanition. Et partout où s’offrait l’occasion d’une économie possible, partout où quelque organe pouvait au besoin se supprimer, partout, même aux dépens de l’ordonnance générale, la nature s’en est dispensée. De la vient que beaucoup de chenilles sont privées d’yeux : plongées dans l’obscurité, ces pauvres bêtes se traînent en tâtonnant de feuille en feuille, et le défaut d’antennes les oblige à se soulever, à se balancer de droite à gauche des trois quarts de leur corps, jusqu’à ce qu’elles heurtent quelque objet ; plus d’une fois il leur arrive de passer tout à côté de leurs aliments sans les rencontrer. Mais c’est là une conséquence de la lex parsimoniæ naturæ, dont l’énoncé : natura nihil facit supervacaneum, peut se compléter par ces mots : et nihil largitur. — Autre fait où l’on peut saisir la même tendance de la nature : plus l’individu, par son âge, est apte à se reproduire, plus puissamment se manifeste en lui la vis naturæ medicatrix, plus facilement ses blessures se cicatrisent et il guérit de ses maladies. Ce pouvoir réparateur décroît en même temps que la capacité de reproduction, et il tombe au plus bas quand cette capacité s’est éteinte, car alors, aux yeux de la nature, l’individu a perdu toute valeur.

Jetons maintenant encore un regard sur l’échelle successive des êtres, avec la gradation de conscience qui en est inséparable, depuis le polype jusqu’à l’homme ; que voyons-nous ? Cette merveilleuse pyramide est sans doute maintenue dans un mouvement constant d’oscillation par la mort incessante des individus, et cependant la chaîne de la génération, dans les espèces, lui fournit le moyen de persister à travers l’infinité du temps. Aussi, comme nous l’avons expliqué plus haut, tandis que l’objectif, l’espèce apparaît comme indestructible, le subjectif, constitué par la simple conscience de soi chez ces individus, semble être de la plus brève durée et voué à une destruction incessante, pour ressortir autant de fois du néant, par un procédé incompréhensible. Mais, en vérité, il faut avoir la vue bien courte pour se laisser abuser par cette apparence, et pour ne pas comprendre que, si même la forme de la durée temporelle ne