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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/33

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le monde comme volonté et comme représentation

ments l’issue la plus malheureuse, quoique lui-même la conçoive à peine comme possible :

Such as we know is false, yet dread in sooth,
Because the worst is ever nearest truth[1]

(Byron, Lara, ch. 1.)

L’amour et la haine faussent complètement notre jugement : chez nos ennemis nous ne voyons que défauts ; chez nos favoris que qualités, et leurs défauts mêmes nous paraissent aimables. L’intérêt personnel, quel qu’il soit, exerce sur notre jugement une influence mystérieuse analogue : ce qui lui est conforme nous paraît aussitôt équitable, juste, raisonnable ; ce qui lui est contraire nous semble très sincèrement injuste et abominable, déraisonnable et absurde. De là tous les préjuges si nombreux : préjuges de caste, préjugés professionnels, nationaux, préjugés de secte et de religion. Une hypothèse une fois adoptée par nous nous donne des yeux de lynx pour tout ce qui la confirme et nous rend aveugles pour tout ce qui la contredit. Souvent nous ne pouvons pas même concevoir ce qui s’oppose à notre parti, à notre plan, à notre souhait, alors que les obstacles se dressent nettement devant la vue d’autrui : les conditions favorables au contraire nous sautent immédiatement aux yeux. Ce qui répugne au cœur se voit refuser l’entrée de l’esprit. Nous nous cramponnons quelquefois durant toute la vie à des erreurs et nous nous gardons bien de les soumettre à l’épreuve de l’examen ; c’est que nous craignons, sans nous en douter, de découvrir que nous avons si longtemps et si souvent cru et affirmé le faux. — Et ainsi chaque jour notre intellect est aveuglé et corrompu par les mirages trompeurs des inclinations. Bacon nous offre une très belle expression de ce fait : « Intellectus luminis sicci non est ; sed recipit infusionem a voluntate et affectibus, id quod generat ad quod vult scientias : quod enim mavult homo, id potius credit. Innumeris modis, iisque interdum imperceptibilibus, affectus intellectum imbuit et inficit. » (Org. nov., I, 14.) C’est en vertu de la même raison, sans doute, que les points de vue nouveaux dans la science et les réfractions d’erreurs sanctionnées rencontrent une résistance si opiniâtre : car on se résignera difficilement à tenir pour juste ce qui vous convainc d’un manque incroyable de raison. C’est la seule manière de s’expliquer pourquoi les vérités si claires et si simples de la théorie des couleurs de Gœthe sont toujours reniées par les physiciens ; triste expérience qui aura montré à ce génie combien il est plus ingrat de prétendre instruire les hommes,

  1. Nous craignons sérieusement une chose que nous reconnaissons comme fausse, parce que la pire solution se rapproche toujours le plus de la vérité.