Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/408

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possible ; la domination de ce penchant sur la volonté en devient absolue, et la volonté, vis-à-vis de lui, se comporte comme contrainte et passive. Remarquons toutefois que les passions n’atteignent qu’en de rares occasions le degré où elles répondent entièrement à leur définition ; elles ne portent bien plutôt leur nom qu’en tant que simples approximations de la véritable passion ; il y a donc alors encore des motifs contraires, qui peuvent s’opposer peut-être à l’action de la passion, pour peu qu’ils parviennent à une conscience expresse. — L’émotion est une excitation de la volonté aussi irrésistible, mais simplement passagère, due à un motif qui tient son pouvoir non d’un penchant à racine profonde, mais au seul fait de son apparition soudaine. Ce penchant exclut ainsi, pour le moment, l’action contraire des autres motifs, puisqu’il consiste dans une représentation d’une excessive vivacité, capable d’éclipser complètement les autres, ou en quelque sorte de les voiler entièrement par sa proximité trop grande de la conscience, si bien qu’ils ne puissent y pénétrer à leur tour, agir sur la volonté, et qu’ainsi la faculté de réfléchir et en même temps la liberté intellectuelle[1] sont supprimées dans une certaine mesure. L’émotion est donc à la passion ce que le délire de la fièvre est à la folie.

Ces définitions posées, la condition du repentir moral est qu’avant une action, le penchant qui y portait n’ait pas laissé libre jeu à l’intellect, en ne lui permettant pas d’embrasser clairement du regard tous les motifs contraires à cet acte, en le ramenant sans cesse au contraire sur ceux qui l’y poussaient. Or, l’acte une fois accompli, ces derniers motifs se trouvent par là même neutralisés, et perdent ainsi toute action. Alors la réalité fait paraître devant l’intellect, sous forme de conséquences déjà réalisées de l’action, les motifs qui s’y opposaient, et l’intellect reconnaît désormais qu’un examen, qu’une méditation convenable aurait pu leur donner plus de force. L’homme s’aperçoit alors que sa conduite n’a pas été vraiment conforme à sa volonté : cette connaissance est le repentir. Car il n’a pas agi avec une entière liberté intellectuelle, puisque tous les motifs n’ont pas exercé leur influence. Ce qui a exclu les motifs opposés à l’acte, c’était, dans les actions précipitées, l’émotion ; dans les actions réfléchies, la passion. Souvent aussi la cause en est que sa raison lui présentait bien in abstracto les motifs contraires, mais manquait de l’appui d’une imagination assez puissante pour lui en montrer par des images le contenu entier et la portée véritable. Je trouve des exemples de ce qui précède dans tous les cas où la vengeance, la jalousie, l’avidité ont conseillé le meurtre : le crime une fois com-

  1. Ce point est expliqué dans l’Appendice de mon mémoire sur la Liberté de la volonté.