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le monde comme volonté et comme représentation

Si la volonté n’était qu’une émanation de la connaissance, notre colère devrait être exactement proportionnelle à sa cause, ou du moins à notre intelligence de cette cause ; car, dans cette hypothèse, la colère ne serait autre chose que le résultat de la connaissance actuelle. Mais cette proportion ne s’observe que rarement, le plus souvent la colère dépasse de beaucoup la cause qui l’a provoquée. Notre rage, nos emportements, notre furor brevis à propos de prétextes souvent futiles et sur l’importance desquels nous ne nous trompons guère, ressemblent aux transports désordonnés d’un mauvais démon qui, longtemps emprisonné, n’attendait que l’occasion de recouvrer la liberté et jubile maintenant de l’avoir trouvée. Cet excès dans la colère serait impossible, si le sujet connaissant était à la base de notre être et si la volonté n’était qu’un résultat de la connaissance ; car comment pourrait-il y avoir dans le résultat plus que ne contiennent les éléments qui l’ont produit ? La conclusion ne peut rien contenir de plus que les prémisses. Dans ce fait aussi éclate donc la diversité de nature entre la volonté et la connaissance, celle-là ne se servant de celle-ci qu’à l’effet de communiquer avec le dehors, puis obéissant aux lois de sa propre nature sans emprunter à la connaissance autre chose qu’un prétexte.

L’intellect, simple instrument de la volonté, en diffère autant que le marteau diffère du forgeron. Une conversation où l’intellect seul a part reste froide. Il semble presque que nous-mêmes n’y soyons pas. Elle ne nous compromet pas non plus, tout au plus risquons-nous de nous y contredire. Mais dès que la volonté entre en jeu, notre personne tout entière se trouve intéressée : nous nous échauffons, quelquefois même au delà de toute mesure. C’est toujours à la volonté que l’on attribue l’ardeur et la flamme ; on dit au contraire, la froide raison, ou encore examiner froidement une chose, ce qui signifie penser sans le secours de la volonté. Essayer de renverser les termes de ce rapport et considérer la volonté comme l’instrument de l’intellect, c’est vouloir faire du forgeron l’instrument du marteau.

Quand dans une discussion avec un adversaire nous ne croyons avoir affaire qu’à son intellect, que nous lui opposons force raisons et arguments et nous donnons toute la peine imaginable pour le convaincre, rien n’est exaspérant comme de reconnaître, à bout de patience, qu’on avait eu affaire à sa volonté, que cette volonté, se retranchant derrière une prétendue impossibilité pour sa propre raison de voir clair dans les arguments de la nôtre, s’était systématiquement fermée à la vérité et de propos délibéré avait mis en campagne toutes sortes de méprises, de chicanes et de sophismes. Impossible de vaincre une volonté aussi rebelle : et je ne saurais mieux comparer les raisons et les démonstrations dont on veut se