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le monde comme volonté et comme représentation

à-dire les défauts et les qualités de la volonté et du caractère d’une part et de l’intellect de l’autre : les rapports réciproques ainsi que la valeur relative de ces qualités nous serviront à mettre en pleine lumière la différence radicale des pouvoirs qui leur servent de base. L’histoire et notre propre expérience nous apprennent que ces qualités se manifestent indépendamment les unes des autres. La supériorité intellectuelle ne se rencontre pas souvent unie à celle du caractère, et cela s’explique assez par la rareté extrême et de l’une et de l’autre ; la faiblesse de l’esprit et la mollesse du caractère sont au contraire le lot de la grande moyenne : aussi les voit-on chaque jour réunies dans un même individu. En attendant, on ne conclut jamais de l’excellence de l’esprit à celle de la volonté et réciproquement, ni de la faiblesse de l’un à celle de l’autre ; pour tout homme non prévenu ces qualités sont parfaitement isolées et l’existence particulière de chacune d’elles ne peut être constatée que par l’expérience. Un esprit très borné peut être uni à un cœur fort bon, et je ne crois pas que Balthazar Gracian (Discreto, p. 406) ait raison de dire : No ay simple, que no sea malicioso (il n’est pas de sot qui ne soit méchant), bien qu’il ait pour lui le proverbe espagnol : Nunca la necedad anduvo sine malicia (la sottise ne va jamais sans la méchanceté). Il peut se faire pourtant que plus d’un imbécile devienne méchant par les mêmes raisons que le deviennent les bossus ; aigri par la disgrâce naturelle de son esprit, il se figure pouvoir compenser son manque de raison par une malice perfide et cherchera en toute occasion dans ses mauvais tours un court triomphe. Et cette raison nous fera comprendre du même coup pourquoi vis-à-vis d’un esprit très supérieur chacun ou peu s’en faut devient facilement méchant. D’autre part les imbéciles ont souvent une réputation de bonté particulière, mais qui se justifie si rarement que je me suis longtemps demandé comment ils avaient réussi à l’usurper. Je crois avoir trouvé la clé de ce problème. Chacun de nous, en effet, poussé par une impulsion secrète, admet de préférence dans sa familiarité des gens auxquels il est quelque peu supérieur en intelligence ; il ne se sent à l’aise que dans leur compagnie, parce que, d’après Hobbes, omnis animi voluptas, omnisque alacritas in eo sita est, quod quis habeat, quibuscum conferens se, posset magnifice sentire de se ipso (De Cive, I, 5) Pour la même raison, chacun fuit celui qui lui est supérieur ; Lichtenberg observe judicieusement : « Pour certaines gens, un homme d’esprit est une créature plus fatale que le coquin le plus achevé » ; Helvétius dit dans le même sens : « Les gens médiocres ont un instinct sûr et prompt pour connaître et fuir les gens d’esprit » ; et le Dr Johnson nous assure que « there is nothing by which a man exasperates most people more, than by displaying a superior