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du primat de la volonté dans notre conscience

Montaigne dit de lui-même qu’il a toujours été un grand dormeur, qu’il a passé une grande partie de sa vie à dormir, et qu’à un âge avancé même il dormait d’un trait pendant huit ou neuf heures (livre III, ch. xiii). On nous rapporte également de Descartes qu’il a beaucoup dormi. (Baillet, Vie de Descartes, 1693, p. 288.) Kant réservait sept heures au sommeil, mais il eut tant de difficulté à se contenter de cette mesure qu’il avait chargé un domestique de le forcer, bon gré mal gré, à se lever à une heure déterminée. (Iachmann, Immanuel Kant, p. 192.) Car plus on est éveillé, c’est-à-dire plus on a la conscience claire et active, plus on éprouve le besoin de sommeil, plus on dort longtemps et profondément. L’habitude de la pensée ou un travail de tête soutenu accroîtront par conséquent ce besoin de dormir. Si des efforts musculaires prolongés nous disposent également au sommeil, c’est que les muscles reçoivent continuellement leur impulsion du cerveau, par l’intermédiaire de la moelle allongée, de la moelle épinière et des nerfs moteurs ; c’est le cerveau qui agit sur leur irritabilité et qui de la sorte épuise ses propres forces. La fatigue que nous sentons dans les bras ou dans les jambes a donc son siège véritable dans le cerveau ; de même la douleur ressentie par ces parties n’est vraiment éprouvée que par le cerveau : car il en est des nerfs moteurs comme des nerfs sensibles. Les muscles qui ne reçoivent point leur impulsion du cerveau, par exemple ceux du cœur, sont pour cette raison même infatigables. Par là s’explique aussi que la pensée ne peut pas s’exercer avec vigueur pendant et après un grand effort musculaire. Si en été l’énergie de l’esprit est moindre qu’en hiver, cela tient en partie à ce qu’on dort moins en été : car plus profondément on a dormi, plus l’état de veille est parfait, plus on est « éveillé ». Toutefois ce n’est pas là une raison pour prolonger le sommeil au delà de toute mesure : car alors il perd en intensité, c’est-à-dire en profondeur, ce qu’il gagne en extension, et devient de la sorte une simple perte de temps. C’est l’avis de Gœthe, lorsque, dans la seconde partie de Faust, il dit du sommeil du matin : « Le sommeil est une écorce, jette-la au loin. »

D’une manière générale, le phénomène du sommeil prouve donc nettement que la conscience, la perception, la connaissance, la pensée ne sont pas en nous un état primitif, mais un état secondaire et conditionné. La pensée est un effort extraordinaire, et aussi l’effort le plus élevé de la nature ; et c’est pourquoi étant si grand il ne saurait se passer d’interruptions. La pensée est le produit, l’efflorescence du système nerveux cérébral, qui est lui-même un parasite nourri comme tel par le reste de l’organisme. Cette conclusion se rattache à une démonstration faite dans mon troisième livre. J’y montre, en effet, que la connaissance est d’au-