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objectivation de la volonté dans l’organisme animal

moi devons être confondus devant tant de sagesse ! Mais, pour parler sérieusement, est-il spectacle plus humiliant, plus révoltant, que de voir rejeter des vérités justes et profondes, et préconiser le faux et le tortueux ? Des vérités profondément cachées, découvertes très tard et au prix de grands efforts, sont renversées à nouveau et l’antique erreur, l’erreur plate et tard vaincue, en revient occuper la place ; n’est-il pas à craindre que par de tels procédés le savoir humain, qui avance si péniblement, ne revienne en arrière ? Mais rassurons-nous : car « magna est vis veritatis et prœvalebit ».

M. Flourens est incontestablement un homme de grand mérite, mais il l’a acquis principalement dans la voie des recherches expérimentales. Or, ce ne sont pas les expériences, mais la réflexion et la pénétration qui peuvent nous mettre sur la route des vérités les plus importantes. C’est par la réflexion, par la profondeur des vues que Bichat a mis au jour une vérité qui est de celles que n’atteindront jamais les efforts expérimentaux de Flourens, dût-il, cartésien authentique et conséquent, martyriser encore cent animaux de plus. M. Flourens aurait dû s’en douter, quand il était encore temps : « Prends garde, bouc, car il y a le feu. » Mais cette audace et cette suffisance, que donne seul un caractère superficiel et vaniteux, et qui ont conduit M. Flourens à réfuter par de simples contre-affirmations, par des convictions de vieille femme et des autorités frivoles, un penseur tel que Bichat, à le redresser, à en triompher, à le railler presque, cette suffisance a son origine dans la manière d’être de l’Académie avec ses fauteuils. Les messieurs qui y trônent et se saluent réciproquement du titre d’illustre confrère, ne peuvent pas s’empêcher de se considérer comme les égaux des meilleurs qui aient jamais été, de se tenir pour des oracles et de décréter en conséquence ce qui est vrai et ce qui est faux. C’est ce qui m’engage et m’autorise à dire une fois pour toutes, que les esprits réellement supérieurs et privilégiés, qui naissent de temps en temps pour éclairer le reste de l’humanité, et au nombre desquels il faut ranger Bichat, sont supérieurs par la « grâce de Dieu », et qu’ils sont aux Académies (dans lesquelles ils ont généralement occupé le quarante et unième fauteuil) et aux illustres confrères, ce que sont les princes du sang aux nombreux représentants du peuple, choisis au sein de la foule. Aussi une pudeur secrète (a secret awe) devrait-elle mettre sur leurs gardes MM. les académiciens (il y en a toujours des fournées), avant de se frotter à un esprit de cette taille, à moins qu’ils n’aient à lui opposer des arguments sérieux. Mais le combattre avec de simples contre-affirmations, en invoquant des placita de Descartes, est aujourd’hui tout bonnement ridicule.