Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/23

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

« Quand j’ajoute un à un, disait Platon dans sa République, qu’est-ce qui devient deux, l’unité à laquelle j’ajoute, ou celle qui est ajoutée ? »

Pour un esprit aussi profondément déductif, la série des nombres devait naître analytiquement ; le nouvel être deux devait être enveloppé dans l’une des unités dont la jonction l’engendrait.

Nous disons que le nombre deux est produit synthétiquement, qu’il intervient dans l’addition un principe différent de l’analyse ; et Kant a montré que la sériation des nombres était le résultat d’une synthèse a priori.

Or dans la vie la synthèse qui s’opère est aussi radicalement différente de l’énumération générale des détails psychologiques et physiologiques ou du système déductif.

Il y a peu d’exemples meilleurs de la représentation de la vie qu’un passage d’Hamlet.

Deux actions dramatiques se partagent la pièce, l’une extérieure à Hamlet, l’autre intérieure. À la première se rattache le passage des troupes de Fortinbras (act. IV, sc. v) qui traversent le Danemark pour attaquer la Pologne. Hamlet les voit passer. Comment l’action intérieure à Hamlet se nourrira-t-elle de cet événement extérieur ? Voici ; Hamlet s’écrie :

« Comment, je reste immobile,
Moi qui ai, par mon père tué ma mère souillée,
Des excitations de la raison et du sang,
Et je laisse tout dormir ? Quand, à ma honte, je vois
L’imminente mort de vingt mille hommes
Qui, pour une fantaisie et un jeu de gloire,
Vont vers leurs tombes ! »

Ainsi la synthèse est accomplie ; et Hamlet s’est assimilé pour sa vie intérieure un fait de la vie extérieure.