Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/46

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Forte-Tête lui était resté, parce qu’il mangeait de la boîte à l’œil, se moquant du tiers comme du quart ; et les pays gallots l’appelaient maintenant Pen-Bras. Ils étaient, ces trois gabelous, de garde à Port-Eau. Port-Eau est une crique longue, découpée dans la côte bretonne, à mi-chemin des Sablons et de Port-Min. La mer vient lécher entre deux murailles de rochers sombres une plage de sable noir sur laquelle dorment des monceaux de moules pourries et d’algues pustuleuses. Les contrebandiers y atterrissent, venant d’Angleterre, souvent d’Espagne, parfois avec des allumettes, des cartes et de l’eau-de-vie où dansent de paillettes d’or. La maison blanche de la brigade pointe au fond de l’horizon, perdue dans les champs de blé.

La nuit couvrait tout cela. Du haut de la falaise on pouvait suivre la longue frange d’écume qui bordait la côte, les laines courtes coiffées d’aigrettes lumineuses. Rien ne tranchait sur la mer brune que le bris de la houle. Épaulant leurs fusils, les trois gabelous dévalèrent le long du sentier pierreux qui descend du haut de la falaise au fond de la plage noire. Leurs godillots s’attachaient dans la boue ; les canons bronzés de leurs flingots dégouttaient d’eau ; et ils marchaient à la file, trois cabans sombres. À mi-chemin ils s’arrêtèrent, penchés sur le bord — et restèrent pétrifiés de surprise, les yeux fixes.

Par la trouée du Port-Eau ils voyaient, à vingt encablures de la côte, un vaisseau de forme surannée ; un fanal attaché au beaupré se balançait çà et là ; le foc