Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/15

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MARTHE.

Oui, mon fils, reste avec moi.

ÉRIC.

Comme vous voudrez. (Apercevant Jean qui descend l’escalier.) Et au fait, il suffira de Jean pour accompagner mon père jusque chez Michelson. Jean, tu vas sortir.

JEAN[1].

Est-il possible ? quel bonheur ! Madame le permet ?

MARTHE.

Sans doute ; tu sortiras avec ton maître.

JEAN.

Oui, madame.

ÉRIC.

Et tu ne le quitteras pas !

JEAN.

Oui, monsieur Éric.

RATON.

Et sur-tout de la discrétion ; pas de bavardage, pas de curiosité.

JEAN.

Oui, notre maître ; il y a donc quelque chose ?

RATON, à Jean, à demi-voix.

La cour et le ministère sont furieux contre moi ; on veut m’arrêter, m’incarcérer, m’emprisonner, peut-être pire.

JEAN.

Ah ! bien, par exemple ! je voudrais bien voir cela ! Il y aurait un fameux bruit dans le quartier, et vous m’y verriez, notre maître ; vous verriez quel tapage ! madame m’entendra crier.

RATON.

Taisez-vous, Jean, vous êtes trop vif.

MARTHE.

Vous êtes un tapageur.

ÉRIC.

Et du reste, ta bonne volonté sera inutile ; car il n’y aura rien.

JEAN, tristement et à part.

Il n’y aura rien. Tant pis ! moi qui espérais déja du bruit et des carreaux cassés !

RATON, qui pendant ce temps a embrassé sa femme et son fils.

Adieu !… adieu !…

(Il sort avec Jean par la porte du fond ; Marthe et Éric l’ont reconduit jusqu’à la porte de la boutique, et le suivent encore quelque temps des yeux quand il est dans la rue.)


Scène IV.

MARTHE, ÉRIC.
MARTHE.

Tu m’assures que dans quelques jours nous le reverrons ?

ÉRIC.

Oui, ma mère. Il y a quelqu’un qui daigne s’intéresser à nous, et qui, j’en suis sûr, emploiera son crédit à faire cesser les poursuites et à nous rendre mon père.

MARTHE.

Que je serai heureuse alors, quand nous serons réunis, quand rien ne nous séparera plus !… Eh bien ! qu’as-tu donc ? d’où viennent cet air sombre et ces regards si tristes ?

ÉRIC, avec embarras.

Je crains que pour moi du moins vos vœux ne se réalisent pas… je serai bientôt obligé de vous quitter, et pour long-temps peut-être.

MARTHE.

Ô ciel !

ÉRIC, avec plus de fermeté.

Je voulais d’abord ne pas vous en prévenir, et vous épargner ce chagrin ; mais ce qui arrive aujourd’hui… et puis, partir sans vous embrasser, c’était impossible, je n’en aurais jamais eu le courage.

MARTHE.

Partir !… l’ai-je bien entendu ! et pourquoi donc ?

ÉRIC.

Je veux être militaire ; j’ai demandé une lieutenance.

MARTHE.

Toi ! mon Dieu ! et que t’ai-je donc fait pour me quitter, pour fuir la maison paternelle ? Est-ce que nous t’avons rendu malheureux ? est-ce que nous t’avons causé du chagrin ? Pardonne-le-moi, mon fils ; ce n’est pas ma faute, c’est sans le vouloir, et je réparerai mes torts.

ÉRIC.

Vos torts… vous qui êtes la meilleure et la plus tendre des mères. Non, je n’accuse que moi seul. Mais, voyez-vous, je ne peux rester en ces lieux.

MARTHE.

Et pourquoi ? Y a-t-il quelque endroit, dans le monde, où l’on t’aimera comme ici ? Que te manque-t-il ? Veux-tu briller dans le monde, éclipser les plus riches seigneurs ? Nous le pouvons. (Lui donnant la clef.) Tiens, tiens, dispose de nos richesses, ton père y consent ; moi, je te le demande et je t’en remercierai, car c’est pour toi que nous amassons et que nous travaillons tous les jours ; cette maison, ces magasins, c’est ton bien, cela t’appartient !

ÉRIC.

Ne parlez pas ainsi ; je n’en veux pas, je ne veux rien ; je ne suis pas digne de vos bontés. Si je vous disais que cette fortune, fruit de vos travaux, je suis tenté de la repousser ; que cet état, que vous exercez avec tant d’honneur et de probité, cet état, dont j’étais fier autrefois, est aujourd’hui ce qui fait mon tourment et mon désespoir, ce qui s’oppose à mon

  1. Marthe, Éric, Raton, Jean.