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piquillo alliaga.

regard furieux ; grâce au ciel, nous n’en sommes pas là ! Quand on est dans ma position, on reçoit souvent des réclamations pareilles, c’est une spéculation comme une autre.

— Une spéculation ! s’écria Alliaga indigné.

— Convenez, monsieur, que si je n’étais un riche, un grand seigneur, vous ne seriez pas venu à moi, et que la Giralda, votre mère, aurait choisi quelque autre personne mieux placée pour l’honorer d’une paternité douteuse… que je repousse et que je désavoue ! trop de monde pourrait me la contester, et je n’aime pas les procès.

— Ah ! s’écria Alliaga hors de lui, réjouissez-vous de ce que, par malheur, ce doute existe encore pour moi ! sans cela, vous n’auriez pas achevé cette phrase et dans ce moment, monsieur le duc, vous ne sortiriez pas vivant de mes mains !

Le duc, effrayé de l’exaspération de Piquillo et de la fureur qui étincelait dans ses yeux, s’élança sur sa sonnette, qu’il agita vivement.

— Oui, qu’il me soit prouvé que vous n’êtes rien pour moi, c’est ce que je veux, c’est ce que je désire, et je prendrai alors la vengeance qui m’est due ! et tout grand seigneur que vous êtes, il faudra bien que vous me rendiez raison de vos outrages.

— À l’instant même, et je ne vous ferai pas attendre, dit le duc complétement rassuré, en voyant entrer quatre ou cinq domestiques de l’hôtel.

Il se tourna vers eux avec dignité, et leur montrant Piquillo du doigt, il laissa tomber ces paroles :

— Jetez-moi cet homme à la porte.

Piquillo fut saisi d’un transport de rage, et voulut s’élancer vers le duc, mais déjà les domestiques le tenaient en respect.

— Et si jamais, continua le duc, il osait se représenter à l’hôtel, je vous permets de le châtier comme il le mérite !… emmenez-le !

— Monsieur le duc, s’écria Piquillo, vous êtes placé bien haut, et moi, bien bas. J’ignore quel destin nous attend l’un et l’autre ; mais vous vous rappellerez cette journée, vous vous rappellerez que vous m’avez fait chasser de votre hôtel… vous !…

Les domestiques qui l’entrainaient l’empêchèrent d’en dire davantage.

Le duc, resté seul, sentit un instant de malaise intérieur et de mécontentement qui ne lui semblait pas naturel et qu’il avait peine à s’expliquer, mais il n’avait pas le temps de s’appesantir sur des idées pareilles ; de graves occupations le réclamaient.

Il se mit à sa toilette, et alla le soir chez le roi, comme il l’avait promis à la marquise.


XXIII.

le retour à madrid.

Piquillo avait été conduit jusqu’aux portes de l’hôtel, qui s’étaient refermées sur lui. Repoussé, outragé, la rage dans le cœur, rêvant des projets de vengeance que tout lui démontrait impossibles, il errait dans les rues de Valladolid et ne savait à quel parti s’arrêter.

Il voyait toutes ses espérances détruites, tous ses projets renversés, son avenir encore une fois anéanti.

Comment confier à Aïxa la honte de sa naissance et son humiliation, à lui, plus profonde encore ? Chassé par son père, comme un intrigant, comme un infâme, traîné dans la rue par des valets… Non, non… ni Aïxa, ni personne ne connaîtrait sa position, avant qu’il n’eût trouvé le moyen d’en sortir et de se relever aux yeux des autres comme aux siens.

Plongé dans ces réflexions, et marchant au hasard, il vit passer à côté de lui un homme qu’il crut reconnaître pour l’intendant de Fernand d’Albayda.

— Ah ! se dit-il… ingrat que j’étais, tout ne m’a pas abandonné… Fernand est ici, à Valladolid ; je lui dirai tout, et il me donnera conseil, ou plutôt, je le connais, il me tendra la main pour m’aider à sortir de l’abîme où je suis.

Heureux de cette idée, il courut après le domestique, et lui demanda où était son maître.

— Hélas ! senor Alliaga, lui répondit le vieux serviteur, notre jeune maître, que nous aimons tant, nous ne pouvons pas en jouir, il n’est jamais avec nous. À peine arrivé à Madrid, il à fallu accourir à Valladolid, et après quelques jours passés ici, à la cour, à attendre des ordres… il a reçu avant-hier celui de repartir sur-le-champ pour les Pays-Bas.

— Reparti ! s’écria Alliaga avec douleur, moi qui arrivais de Madrid !…

— Vous vous serez croisés en route…mais rassurez-vous : tout le monde assure ici que son absence ne sera pas longue, qu’il retourne dans ces maudites provinces hollandaises, non pas pour se battre, mais pour porter au marquis de Spinola l’ordre de conclure une trêve de douze ans. C’est du moins, ce que tout le monde disait hier au café de la Comédie, dont je suis un habitué. Parce que, vous comprenez, senor Alliaga, que l’Espagne n’a aucun intérêt à continuer une guerre qui nous épuise…

— Merci, merci ! se hâta de dire Piquillo, sans écouter la fin de la dissertation politique. Et il s’enfuit.

Décidément tout était conjuré contre lui, et cette dernière circonstance du départ de Fernand lui persuada qu’il y avait une fatalité qui le poursuivait, et que rien désormais ne pouvait lui réussir.

La tête en feu, la peau sèche et brûlante, il rentra à la mauvaise hôtellerie où il était descendu en arrivant à Valladolid. Il fit demander un muletier ; il voulait repartir dès le lendemain, dès le soir même pour Madrid, et de là pour Pampelune… afin de revoir sa mère, et de lui dire tous ses affronts. C’était la seule personne à qui il pouvait les avouer ! la seule devant qui il lui fût permis de rougir et de pleurer !

Mais il lui fut impossible de se mettre en route. Tant d’émotions et de fatigues, et surtout les tourments qu’il avait fallu renfermer en lui-même, avaient épuisé son courage et ses forces. Une fièvre ardente se déclara.

Sans parents, sans amis, livré à des mains étrangères, le pauvre jeune homme fut une douzaine de jours entre la vie et la mort.