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piquillo alliaga.

était obligée d’y retourner ; et elle lui rappela les dernières volontés de son père.

Carmen ne voulait point se séparer d’Aïxa, et Aïxa, dans un pareil moment, ne pouvait abandonner sa sœur orpheline. La comtesse proposa alors d’emmener avec elle les deux jeunes filles, et toutes deux acceptèrent. Mais elle prit Carmen en particulier, et lui demanda quelle était Aïxa.

— C’est ma sœur, répondit naïvement Carmen.

— Mais quelle est-elle ?

— Je n’en sais rien.

— Sa naissance, sa position ?

— On ne m’en a jamais parlé, ni elle, ni mon père.

— Mais sa famille et ses parents ?

— Elle n’en a pas besoin, puisque c’est ma sœur.

La comtesse ne put obtenir d’autres renseignements. Elle se tourna alors vers Aïxa, et avec son regard le plus séduisant et sa voix la plus douce, avec les marques du plus tendre intérêt,

— Qui êtes-vous ? lui dit-elle.

— La sœur de Carmen, la fille adoptive de don Juan d’Aguilar.

— Et votre famille à vous ?

— Don Juan seul la connaissait.

— Et vous, ma chère, que savez-vous d’elle ?

— Je sais qu’elle m’aime !

— Et pourquoi ?

— Parce qu’elle m’a confiée à don Juan d’Aguilar !

— Vous confiera-t-elle à moi ?

— Je ne pense pas qu’elle veuille me séparer de Carmen ; ses ordres en décideront.

— Vous les lui avez donc demandés !

— Non… mais elle me les enverra !

— Comment ?

— Je l’ignore… mais je les recevrai.

— Qui vous le fait croire ?

— C’est qu’elle veille sur moi !

C’est tout ce que la comtesse découvrit sur Aïxa, et en attendant que son adresse ou le hasard lui en apprit davantage, elle emmena les deux jeunes filles à Madrid.

Aïxa et Carmen, qui vivaient très-retirées, n’avaient d’autre désir que de rester ensemble en tête-à-tête, et la comtesse, qui avait en ce moment beaucoup d’occupations, car la cour était revenue passer l’hiver à Madrid, la comtesse respectait leur solitude, et se permettait bien rarement de la troubler, attention dont les jeunes filles lui étaient très-reconnaissantes.

Aïxa avait appris par les lettres de Piquillo tous les détails de son voyage avec Fernand et de son arrivée à Madrid. Elle savait que Fernand lui avait offert un logement dans son hôtel. Elle y envoya sur-le-champ. Mais Piquillo était absent ; il était parti pour Valladolid, sans doute, pensèrent les jeunes filles, pour rejoindre Fernand ; aussi son retour fut un grand bonheur pour les deux orphelines.

C’était avec lui, avec lui seul, leur ami d’enfance, qu’elles pouvaient parler de don Juan d’Aguilar et des jours heureux qui s’étaient écoulés auprès de lui.

Tous ces détails de leurs plaisirs et de leurs jeux, tous ces retours vers le temps passé, tous leurs souvenirs enfin… seul bonheur d’un bonheur qui n’est plus, il n’y avait que lui qui pouvait les comprendre. Et puis Piquillo, si doux, si aimable, si instruit, savait toujours deviner le sujet de conversation qui pouvait charmer ou distraire leurs douleurs.

Il leur parlait chaque jour de Fernand avec une amitié, un dévouement, un enthousiasme dont les yeux de Carmen le remerciaient.

Aïxa se contentait d’écouter.

Il avait été convenu que les deux sœurs demeureraient chez la comtesse jusqu’au mariage de Carmen et de Fernand, qui maintenant ne pouvait avoir lieu que dans un an au plus tôt ; que Piquillo continuerait de loger à l’hôtel d’Albayda, ainsi que son généreux propriétaire le lui avait proposé ; mais que chaque jour il viendrait voir celles qu’il appelait les filles de son maître. C’était son devoir, et il aurait pu ajouter, son bonheur.

Aïxa lui avait dit un jour, en présence de Carmen : « Le général, qui pensait à tout le monde, ne vous a pas oublié dans son testament : il vous a légué deux cents pistoles ; les voici. » Et elle les lui remit.

Piquillo, attendri jusqu’aux larmes, serra la main de Carmen et sortit pour cacher son émotion. Il ne voulait pas pleurer devant elle !

Quand il fut sorti, Carmen dit à voix basse à sa sœur :

— Tu as bien fait, et il faut bien lui laisser son erreur. Le testament de mon père ne parlait que de cent pistoles.

— Tu crois ? dit Aïxa.

— J’en suis sûre.

— C’est donc ma faute, répondit-elle en souriant, et c’est à moi de payer mon étourderie.

— Non pas ! Ce que tu as dit au nom de mon père est sacré ! Cela me regarde.

— Les fautes sont personnelles, ma sœur, et les miennes… sont à moi !

— Je ne l’entends pas ainsi !

— Et moi, je le veux ! dit Aïxa avec un air d’autorité qu’elle prenait rarement, mais contre lequel il n’y avait jamais à revenir.

C’est ainsi que le général se trouva avoir légué deux cents pistoles à son ancien page, qui lui en garda une éternelle reconnaissance.

Piquillo avait écrit à Pampelune à sa mère. Il lui avait appris l’événement qui le retenait à Madrid et l’empêchait d’aller la rejoindre ; il lui racontait en même temps son voyage à Valladolid, et l’accueil qu’il avait reçu du duc d’Uzède.

Il finissait sa lettre en l’engageant à quitter la Navarre, à venir le retrouver à Madrid, où il espérait, lorsque don Fernand d’Albayda, actuellement son seul protecteur, serait de retour, obtenir un emploi qui le ferait vivre honorablement, lui et sa mère, et la senora Urraca, sa grand’mère !

Il les prévenait qu’il avait retenu pour elles, dans un quartier retiré de la ville, un appartement à l’hôtel de Vendas-Novas.

Après avoir rempli ses devoirs de bon fils, après avoir écrit cette lettre et l’avoir mise à la poste, il revenait chez la comtesse d’Altamira et traversait la rue de Santo-Domingo, où était alors le palais de l’inquisition.