Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/164

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
158
piquillo alliaga.

— Impossible, reprit encore le duc d’Uzède. Le roi le regarda avec impatience et colère.

— Qui, sans doute, sire, reprit celui-ci sans s’apercevoir du mauvais effet que produisit son insistance ; la fille de don Juan d’Aguilar, la noble Carmen, pouvait être présentée à la cour ; mais Aïxa, fille d’un roturier, d’un officier de fortune tué en Irlande, n’a aucun droit, aucun titre à cette faveur.

— Taisez-vous ! dit le roi furieux.

— Ce serait soulever contre vous toute la grandesse d’Espagne, tous les nobles de la cour, qui tiennent à leurs droits et privilèges plus qu’à la vie.

— Je vous ait dit de vous taire ! répéta le roi hors de lui-même. Il est bien étonnant que je ne trouve autour de moi que des gens mal intentionnés, des ennemis de mon repos et de mon bonheur.

— Vous oubliez que je suis là… près de vous, dit le ministre avec douceur, et je vous promets, moi, que, d’ici à quelque temps, la senora Aïxa sera présentée à la cour, sans exciter aucun murmure, aucune réclamation.

— Est-il possible ! s’écria le roi avec joie.

— Et Votre Majesté la verra tous les jours.

— C’est tout ce que je demande… Elle finira, j’en suis sûr par être touchée de mon amour… Je me rappelle ce qu’elle m’a dit au pavillon du parc, sa bonté, sa douceur… j’avais déjà gagné son amitié… elle me l’avait promise… elle me l’avait donnée. Ainsi, tu comprends ! que je la voie seulement, je n’en demande pas davantage.

— Votre Majesté sera satisfaite, je vous le jure.

— Tu me le jures ! Ah ! s’écria le monarque avec enthousiasme, ils ont beau dire et vouloir te renverser, personne n’aura jamais cette habileté, ce talent, ce génie des affaires qui triomphe de toutes les difficultés, et surtout, ajouta-t-il avec effusion, ce dévouement sans bornes qui t’assure à jamais notre royale affection.

Dès ce moment, le monarque ne fit plus attention au duc d’Uzède, qui lui était devenu complétement indifférent, et le duc de Lerma, possédant la confiance exclusive et l’amitié de son souverain, se vit plus que jamais assuré du pouvoir.

Il n’oubliait pas que c’était à la condition de réussir. Il l’avait juré ! Son seul but maintenant était d’attirer Aïxa à la cour et de l’y fixer, n’importe par quel moyen.

Autant il avait été opposé à la passion du roi, autant maintenant il comprenait la nécessité de la seconder. La comtesse, de son côté, n’avait plus qu’une pensée et qu’un espoir : entraver les desseins du ministre et empêcher l’élévation d’Aïxa.

C’était, comme on le voit, un changement complet de manœuvres.

Quant à Escobar et au père Jérôme, toujours prêts à servir les desseins de la comtesse, ils se disaient, en partant pour prendre possession du magnifique couvent d’Alcala de Hénares : — Nous avons eu raison d’exiger des garanties. Les places inamovibles sont bien rares, et l’affection des rois bien ambulatoire ! Un matin, après le déjeuner, Carmen était restée dans le salon près de sa tante, et à côté d’Aïxa, qui maintenant ne la quittait plus. Depuis sa conversation avec la comtesse, Aïxa avait tenu parole. Rien dans ses manières n’avait pu faire soupçonner ce qui s’était passé ; mais dans sa défiance, elle veillait sur la fiancée de don Fernand.

Les deux jeunes amies parlaient de celui-ci et d’une lettre qu’on venait de recevoir de lui ; elle avait été apportée à Madrid par un courrier de cabinet chargé pour le ministre de dépêches importantes arrivant également de Lisbonne.

Les deux battants de la porte s’ouvrirent, et au grand étonnement des trois dames, un valet de la comtesse annonça à voix haute :

— Son Excellence monseigneur le duc de Lerma, premier ministre !

Depuis longtemps la comtesse, brouillée avec le duc, ne le recevait plus chez elle, et d’après les derniers événements, une semblable visite devait encore plus exciter sa curiosité.

Le duc salua avec grâce les dames, et s’adressant à la comtesse :

— Pardon, senora ! ma présence dans l’hôtel d’Altamira vous paraîtra sans doute bien audacieuse.

— Elle ne nous paraîtra qu’agréable, monseigneur ! répondit la comtesse, moins irritée de sa visite qu’impatiente d’en connaître le motif.

— Mais l’ordre de Sa Majesté sera mon excuse, dit le duc. Je viens, au nom du roi, apporter un message. et en mon nom réparer une injustice.

Il se retourna alors vers Aïxa et s’arrêta un instant. En contemplant ses traits si beaux et si réguliers, l’éclat de ses yeux, la fierté de son front et le charme répandu sur toute sa personne, il comprit la passion du roi.

Ce qui lui paraissait absurde et extravagant, lui sembla dès ce moment tout naturel ; et sa seule crainte fut qu’un pareil amour ne devint un jour une puissance capable de balancer et de renverser la sienne.

Senora, dit-il à la jeune fille, vous êtes orpheline ?

— Oui, monseigneur !

— Mais non pas sans famille, s’écria Carmen, car c’est ma sœur !

— Votre père, continua le ministre, Diégo Lopez (c’est le nom que l’on m’a dit), était un brave militaire, sergent dans l’infanterie espagnole ?

Aïxa fit un signe affirmatif, et la comtesse un geste d’étonnement.

— Diégo Lopez a été tué sous les murs de Baltimore, lors de l’expédition de don Juan d’Aguilar en Irlande.

— Oui, monseigneur.

— Sa Majesté, qui ignorait ces circonstances, les a apprises par moi. La récompense que l’on n’a pu donner au brave soldat, revient de droit à sa fille, et j’ai proposé au roi… pour elle…

— Quoi donc ? dit la comtesse d’un air railleur…

— Un établissement honorable, répondit gravement le duc, un mariage digne d’elle et de son auguste protecteur.

— Un mariage ?… à moi ?… dit Aïxa tout étonnée.

— Oui, senora : le duc de Santarem, l’un des plus nobles seigneurs de l’Alentejo et de tout le Portugal, demande votre main…

— Il serait vrai ! s’écria Carmen avec joie.