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piquillo alliaga.

Il est venu me dire que le roi voulait cette union. Que pouvais-je répondre, sinon que je demandais le temps de réfléchir ou de me consulter, ou plutôt de consulter mon père et Yézid ? Je me hâtai de leur apprendre mes craintes, mes inquiétudes, demandant leurs avis et leurs conseils, enfin épanchant dans leur âme tout ce que l’âme d’une fille et d’une sœur peut renfermer d’intime et de caché ; confiant ainsi mes plus secrètes pensées à un écrit que je croyais inviolable et qui devait me trahir… oui, un ministre du roi, un duc de Lerma, n’a rien respecté.

— Qu’entends-je ! s’écria Piquillo avec indignation.

— Un matin, poursuivit Aïxa, je le vois entrer dans ma chambre. « Je vous ai proposé, senora, me dit-il, d’épouser le duc de Santarem, et vous êtes une fille trop dévouée et trop tendre pour refuser cette union, car en refusant vous condamnez à la prison et au bûcher votre père et tous les siens.

— Comment cela ? m’écriai-je épouvantée.

— Fille du Maure d’Albérique, sœur d’Yézid Delascar, voici la lettre que vous leur avez adressée. Il ne faut pas d’autres preuves pour les condamner, et les preuves, c’est vous qui les aurez fournies. Si je livre cette lettre à don Sandoval, le grand inquisiteur, ils sont perdus tous les deux, tandis que si vous épousez le duc de Santarem…

— Vous me rendrez cette lettre ?

— À l’instant même.

— Donnez-la-moi donc, m’écriai-je, je consens !

— Ce sera mon présent de noces, répondit le duc, je vous le jure ! Le matin même du mariage, elle vous sera remise par le prêtre même qui bénira votre union.

— Maintenant, frère, s’écria Aïxa, tu sais tout. Pourquoi vouloir absolument me marier ? Pourquoi tenir à ce duc de Santarem ? c’est ce que j’ignore encore… mais il y a là-dessous quelque mystère que nous découvrirons. Par malheur, toi qui pouvais seul m’éclairer ou me donner conseil, tu n’étais pas là.

— Oui, par malheur ! s’écria Piquillo avec rage.

— Tu m’avais caché le but et la cause de ton voyage, et c’est quelques jours après ton arrivée à Valence, que Yézid m’apprit quel était le frère que le ciel nous donnait… ce frère que je chérissais déjà ! Que n’es-tu venu alors ?

— J’accourais vers vous, dit Piquillo avec désespoir… vous faire part de ma joie, de mon bonheur… mais arrêté par nos ennemis… emprisonné par eux…

Et il lui racontait en peu de mots les dangers auxquels il venait d’échapper et qui le menaçaient encore ; dangers que depuis quelques heures il avait oubliés, lorsqu’en ce moment un grand bruit se fit entendre dans le château. Des cris, des pas précipités retentirent au milieu de la nuit.

— Va-t’en ! dit Aïxa à son frère.

— Oui, si l’on me voyait ainsi près de vous, au milieu de la nuit… ce serait vous perdre.

— Non, répondit Aïxa d’une voix ferme… je leur avouerais que tu es mon frère… Je ne crains rien pour moi… mais c’est toi peut-être qu’ils poursuivent, et je ne veux pas que tu retombes entre leurs mains.

— Ah ! peu m’importe maintenant ! répondit Piquillo en laissant tomber ses mains avec découragement.

— Tu oublies donc, mon frère, que j’ai besoin de ton appui maintenant, et de ton amitié toujours ?

— Oui… j’étais un égoïste et un ingrat. Vous avez raison.

— Et pourquoi me dire vous ? lui demanda-t-elle.

— Ah ! l’habitude de vous respecter…

— Oui, autrefois peut-être !… mais à présent tu n’es plus obligé qu’à m’aimer, n’est-ce pas, frère ?

Le bruit redoublait dans le château et semblait se diriger vers l’appartement d’Aïxa.

— Va-ten donc, s’écria-t-elle, pour que je puisse te revoir !

Et joignant les deux mains d’un air suppliant :

— Je t’en prie, frère… va-t’en si tu m’aimes !

— Je pars, dit Piquillo avec émotion… mais comment ? mais par où ? les voilà à cette porte… les entends-tu ?

— Oui, dit Aïxa… mais quoique arrivée ici depuis hier seulement, cet appartement est le mien… et l’on m’en a enseigne les secrets.

Ouvrant alors un panneau de la boiserie richement sculpté :

— Tiens ! tu descendras par un petit escalier tournant, jusqu’à une porte qui donne sur le parc ; en voici la clé que l’on m’avait remise pour mes promenades à moi. Le parc est contigu à la forêt… et de là, la fuite est facile… Adieu donc, et bientôt à Madrid !

— À Madrid, dit Piquillo ; avez-vous d’autres ordres à me donner ?

— Encore un.

— Et lequel ?

— De m’embrasser, mon frère !

— Adieu ! adieu ! s’écria Piquillo hors de lui.

Et se dégageant de ses bras, il s’élança par l’escalier dérobé, pendant que de la pièce voisine on frappait rudement à la porte de la chambre à coucher de la nouvelle mariée.


XXXIX.

la nuit des noces.

Le jour où le duc de Lerma s’était rendu à l’hôtel d’Altamira, le jour où, bien malgré elle, Aïxa s’était engagée à épouser le duc de Santarem, Carmen, désespérée du malheur de son amie, s’était hâtée de le raconter à celui à qui elle disait tout. Elle avait écrit tous les détails de cet événement à Fernand d’Albayda, son fiancé, alors à Lisbonne, lui demandant s’il connaissait quelque moyen de sauver Aïxa.

À la lecture de cette lettre, à la nouvelle de ce mariage, Fernand d’Albayda avait pâli, le papier s’était échappé de ses mains ; puis à sa stupeur avait succédé un accès de rage contre le ministre et contre Santarem, qu’il regrettait maintenant d’avoir envoyé à Madrid et de n’avoir pas fait fusiller sur-le-champ à Lisbonne. Les preuves de ses complots étaient évidentes, il les avait adressées au ministre, et celui-ci, au lieu de punir, récompensait. Le duc de Lerma, qui avait été sans pitié pour des gens imprudents ou égarés, faisait