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piquillo alliaga.

d’ailleurs, dans l’emploi qu’il remplissait, n’était pas payé pour l’être, avait avoué que son maître n’était réellement pas à Madrid, et qu’il était parti depuis le matin.

— Tu vas alors me dire où il est allé ! s’était écrié l’étranger en tirant un poignard.

Peu habitué à cette manière d’interroger, le majordome s’était hâté de donner tous les renseignements désirables, et à l’instant même, l’étranger remontant à cheval, était sorti de Madrid et avait pris la route qui conduisait à Tolède.

Cette ceïncidence d’événements, ces arrivées successives de voyageurs et surtout cette manie qu’ils avaient tous de se diriger vers Tolède, avaient fait craindre au ministre quelques obstacles pour le mariage auquel il tenait tant et duquel dépendait pour lui la faveur du maître. Il avait écrit à l’instant même au duc de Santarem que, toujours pour des raisons d’État, le roi désirait que le mariage fût avancé d’un jour : qu’ainsi donc, au reçu de la présente, il se rendit sur-le-champ à l’autel pour y être marié par frey Gaspard de Cordova, confesseur de Sa Majesté, qui avait reçu les instructions du ministre et qui lui remettrait la présente missive. Il ajoutait en forme de postscriptum que, faute par le duc de Santarem de se conformer aux intentions de Sa Majesté, des ordres avaient été donnés aux corrégidors et officiers de justice de la province de Tolède, pour s’emparer de lui, dès le soir même, et le réintégrer dans sa prison, attendu les nouvelles preuves de culpabilité qui a chaque instant arrivaient de Lisbonne.

En même temps le ministre écrivait à un homme dont le dévouement devait lui être acquis, au corrégider de Tolède, Josué Calzado, d’avoir à se rendre à la terre du duc : d’abord, pour être bien sûr que le mariage serait célébré, et pour en donner sur-le-champ avis au ministre ; secondement, il lui était ordonné de veiller sur le duc de Santarem, lequel lui était expressément recommandé, et dont il répondait sur sa tête ; l’engageant par là à prendre, lui et ses gens, les précautions nécessaires pour empêcher toute embûche, guet-apens ou même toute provocation, duel ou combat qui mettraient en danger la personne du mari qu’il était tenu de protéger et de représenter plus tard corps pour corps.

Le duc, arrivé de la veille, avait passé dans son château une très-bonne nuit. Ne comprenant que fort peu de chose à la conduite du ministre à son égard, il soupçonnait toujours quelque piége et avait répété durant toute la route son refrain ordinaire : Pourquoi ai-je été me mettre à la tête d’une conspiration ! Cependant Aïxa était arrivée au château, et depuis que le duc avait passé la soirée avec elle, ses idées avaient pris un autre cours ; il trouvait Aïxa charmante : c’était une des plus jolies femmes qu’il eût jamais vues. Son air froid et glacé lui avait paru de la réserve et de la dignité. Il commençait à trouver qu’il n’avait peut-être pas eu si grand tort de se mettre à la tête d’une conspiration ; qu’après tout, la conduite du ministre avait un côté raisonnable et satisfaisant ; que si elle était obscure, c’était le propre de la politique, et que la plupart des hommes d’État étaient souvent incompris.

Le duc de Santarem était donc livré à toutes ces réflexions qui n’avaient pour lui rien de pénible, lorsqu’il avait reçu un message qui était venu mettre le comble à sa satisfaction. Aïxa le priait de vouloir bien passer chez elle. Il acheva à la hâte et avec les plus flatteuses espérances sa toilette déjà commencée. Si sa prétendue lui avait paru charmante la veille, elle lui sembla délicieuse en négligé du matin, et au premier coup d’œil jeté sur elle, il se sentit définitivement réconcilié avec la politique du duc de Lerma.

— Monsieur le duc, lui dit Aïxa gravement, j’ai cru cette entrevue nécessaire.

— Nécessaire… je l’ignore, agréable, j’en suis sûr, répondit le duc d’un air galant.

— Il m’a semblé que nous devions, avant tout, nous expliquer avec franchise, et dût la mienne vous déplaire, je la regarde comme un devoir.

Un air d’inquiétude remplaça le sourire qui errait sur les lèvres du duc.

— Je vous ai vu hier pour la première fois, et demain je vous épouse, c’est vous dire, monsieur, que ne pouvons pas nous aimer.

— Vous me permettrez, s’écria le duc, d’abord, de ne pas être de votre avis, et ensuite, d’espérer que vous-même ne serez pas toujours du vôtre.

— Au contraire, monsieur, je vous déclare que je n’en changerai jamais.

— Voilà, vous l’avouerez, dit le duc en s’efforçant de sourire, une constance bien terrible et bien fâcheuse pour moi. Puis-je savoir au moins sur quoi elle est fondée ?

— Je vais vous l’expliquer, monsieur, car je vous ai promis toute la vérité, et la voici : c’est malgré moi, c’est contre mon gré que je vous épouse.

Le duc se mordit les lèvres, et dit d’un air dégagé :

— Pourquoi alors, senora, m’épousez-vous ?

— Parce qu’en refusant, monsieur, j’exposais les jours de mon père et de tous ceux qui me sont chers.

— Ah ! c’est là le motif, senora… dit le duc en ricanant ; vous n’en avez pas d’autres ?

— Il me semble, monsieur le duc, qu’ils sont assez puissants. Mais si le refus venait de vous, ce ne serait point la même chose, le ministre alors ne pourrait plus me contraindre, je serais libre et vous aussi. Voilà, monsieur, ce que je voulais vous apprendre.

— Je vous remercie infiniment, senora, et ma franchise égalera la vôtre. Je vous dirai donc que moi aussi c’est malgré moi et contre mon gré que je vous épouse.

— En vérité ! s’écria Aïxa avec une expression de joie ; eh bien, alors, pourquoi ne pas renoncer à ce mariage ? pourquoi y consentir ?

— Parce que j’y suis forcé et contraint par le ministre… parce que si je refuse… il y va pour moi de la prison et de mes jours peut-être…

— Ah ! dit Aïxa avec mépris, c’est là le motif ?

— Il me semble assez puissant, s’écria le duc ; et vous voyez, senora, que je ne suis pas plus maître de vous rendre la liberté que de reprendre la mienne.

Aïxa garda quelques instants le silence, et reprit :

— Il y a là, monsieur le duc, un mystère que je ne puis comprendre et que peut-être vous avez pénétré.

— En aucune façon, je vous le jure.