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piquillo alliaga.

Ils s’arrêtèrent enfin devant une maison de sombre apparence.

— C’est ici, dit l’enfant, montez.

— Je ne vois ni l’enseigne du barbier, ni ses palettes, ni sa boutique, qui est toujours peinte en bleu.

— La couleur n’y fait rien… ça ne vous empêchera pas d’être rasé. Montez toujours.

— Gongarello n’est donc plus en boutique… il est en chambre ?

— Vous l’avez dit… Montez donc.

Au haut d’un petit escalier, l’enfant s’arrêta comme par respect et laissa passer Piquillo devant lui. Celui-ci entra dans une chambre nue et sans meuble ; mais à peine y eut-il mis le pied qu’il entendit la porte et la serrure se fermer sur lui.

— Il est pris, s’écria le marmiton au dehors, et il ne se doute pas que je l’ai conduit dans un corps-de-garde d’alguazils ! Donnez-moi, monsieur le militaire, le réal que vous m’avez promis.

— En voici deux, reprit joyeusement une voix que Piquillo reconnut pour celle du capitaine Juan-Baptista, et la même voix cria du haut de l’escalier :

— Seigneur Garambo della Spada, vous commandez le poste, prenez quatre de vos plus braves, montez saisir le prisonnier, et n’oubliez pas de partager avec moi les cent ducats que monseigneur l’archevêque a promis à qui s’emparerait du Maure Piquillo.

— Me voici, cria du rez-de-chaussée le seigneur Garambo della Spada ; au lieu de quatre hommes, j’en prends huit.

— Très-bien, dit Juan-Baptista, je me joindrais à vous, si ce n’était la blessure que j’ai reçue à l’armée des Pays-Bas, et qui n’est pas encore cicatrisée ; mais hâtez-vous, je garde la porte.

— Nous montons.

En entendant ces paroles et les pas des alguazils qui retentissaient sur les marches de l’escalier de buis, Piquillo regarda autour de lui avec effroi. Une chambre nue et sans meubles, les quatre murailles crayonnées au charbon par les pensées en vers ou en prose et surtout par les noms de tous les prisonniers qui y avaient précédé Piquillo. C’était une salle d’attente où l’on déposait provisoirement ceux que ramassaient les patrouilles de jour et de nuit, jusqu’au moment où on les transportait dans les prisons de la ville ou de l’inquisition. Une seule porte, celle par laquelle on allait entrer. Une seule fenêtre, donnant sur une rue populeuse et marchande, dont presque tous les bourgeois étaient assis dans leur boutique ou debout sur le pas de leur porte. Aucun espoir de salut, de tous côtés il serait immanquablement arrêté, et cependant, par un instinct de conservation qui nous porte à nous défendre jusqu’au dernier moment, en entendant la clé tourner dans la serrure, Piquillo s’élança par la fenêtre, qui était à une quinzaine de pieds du sol, et tomba sans se faire de mal au beau milieu de la rue. Il avait déjà pris sa course, et Le seigneur Garambo della Spada criait de la fenêtre :

— Arrêtez ! arrêtez !

À ce cri, les marchands sortirent de leur boutique, et ceux qui étaient sur le pas de leur porte, montrant du doigt Piquillo qui s’enfuyait, répétaient de loin :

— Arrêtez ! arrêtez !

Mais Piquillo venait brusquement de tourner par une petite rue à droite, puis par une autre à gauche, et il avait déjà gagné une avance d’une cinquantaine : de pas lorsque les bourgeois et les alguazils se décidèrent à le poursuivre. Jeune, alerte et animé par la crainte, qui donne des ailes, il leur eût peut-être échappé ; par malheur il ne connaissait pas la ville, et après quelques minutes d’une course rapide, il s’était dirigé vers une vaste rue, la plus belle sans doute de la ville d’Alcala ; poursuivi alors seulement par les bourgeois, il se croyait sauvé, lorsque du bout de cette rue il vit arriver l’escouade des alguazils, qui, mieux au fait des localités, avaient pris une rue de traverse pour lui fermer la retraite. Alors, et comme le cerf aux abois que des chasseurs impitoyables et une meute furieuse viennent de forcer et d’acculer dans ses derniers retranchements, le pauvre Piquillo regarda avec désespoir autour de lui. Aucune rue transversale par laquelle il pût échapper. Seulement en face de lui, une vaste cour dont la grille en fer était entr’ouverte, au fond de cette cour un long et magnifique bâtiment qui ressemblait à un palais ; au fronton étaient écrits en lettres d’or sur une tablette de marbre noir ces mots :

COUVENT DES RÉVÉRENDS PÈRES DE LA FOI.

Sans réfléchir, sans se demander s’il n’allait pas de lui-même se livrer à ses ennemis et tomber peut-être de Charybde en Scylla, Piquillo se précipita dans la cour du couvent, dont il referma sur lui la grille à moitié ouverte, et cria à plusieurs moines qui sortaient du réfectoire :

— Asile ! asile !.. Sauvez-moi !

— Ne craignez rien, dit l’un d’eux, qui, sous un air de bonhomie, cachait un œil fin et un sourire narquois ; ce couvent a droit d’asile, et le frère Escobar ne laissera point violer les priviléges de son ordre. Dans ce moment, les bourgeois et les alguazils arrivaient essoufflés et s’arrêtèrent de l’autre côté de la grille.

— Livrez-nous le prisonnier ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Qu’a-t-il fait, mes frères ? dit Escobar aux bourgeois.

Ceux-ci se regardèrent et répondirent :

— Nous n’en savons rien, mais ce doit être un voleur ou un meurtrier !

— C’est mieux que cela, mes pères, dit le chef des alguazils, c’est un hérétique ! c’est un Maure !

— Qui invoque le droit d’asile, dit Escobar.

— Mais il est réclamé par monseigneur Ribeira, patriarche d’Antioche, archevêque de Valence, qui a promis cent ducats à celui qui le livrerait mort ou vif.

— Et qu’en veut faire monseigneur de Valence ? dit Escobar.

— Le convertir à la foi catholique.

— Et nous aussi, dit Escobar avec une orgueilleuse humilité, nous pouvons, grâce au ciel, nous vanter de quelques conversions, et celle-ci peut-être ne serait pas au-dessus de nos forces.

— Non pas, dit vivement l’alguazil, comme un