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piquillo alliaga.

— Il a de l’esprit, se dit Escobar, il se défiera de toutes nos ruses : il a du cœur, on ne le trompera que par la franchise.

— Vous n’avez qu’une pensée, lui dit-il un jour, c’est d’échapper à notre surveillance et de vous évader.

— C’est vrai, dit le jeune homme.

— Et moi, répondit Escobar, je vous l’avouerai, je n’ai qu’un but, c’est de vous convertir à la foi catholique. Je le désire ardemment, autant pour vous sauver que pour humilier l’archevêque de Valence.

— Je le sais, dit Piquillo ; je l’ai bien vu.

— Oui, nous voulons vous convaincre, non pas, comme lui, par la violence ou les tortures, mais par la seule force de la raison, et je ne consentirais à vous donner le baptême qu’autant que vous viendriez vous-même me supplier de vous l’accorder… Voilà où je veux vous amener… et vous y viendrez.

— Jamais, mon père !

— Vous y viendrez, je vous le jure !

— Qui peut vous le faire croire ?

— La rectitude de votre esprit et la justesse de votre intelligence, qui vous empêcheront d’imiter ce que vous blâmiez dans Ribeira.

— Comment cela ! dit Piquillo étonné.

— S’il était absurde en voulant vous imposer une religion que vous ignoriez, ne le seriez-vous pas autant que lui en repoussant une vérité que vous ne connaissez pas ?

— Que voulez-vous dire, mon père ?

— Que nous vous demandons non point de suivre nos préceptes, mais de les discuter ; non pas d’embrasser notre sainte loi, mais de l’écouter. Si vous me parliez ainsi, mon fils, si vous me vantiez votre croyance…

— Vous m’écouteriez, mon père ?

— J’examinerais, du moins, et j’accepterais si elle me paraissait la meilleure. Juger sans voir est d’un insensé, condamner après avoir vu est d’un sage. Je ne vous demande pas autre chose.

Piquillo, obligé de reconnaitre qu’Escobar n’était pas si déraisonnable, répondit :

— Eh bien ! soit, je verrai.

C’était un premier pas.

Les ouvrages d’Escobar attestent un profond savoir, une érudition immense et surtout de prodigieuses ressources dans l’esprit. Ces ressources, qu’il n’a presque jamais déployées que pour la défense de l’erreur ou du sophisme, il les employa alors pour faire luire aux yeux de Piquillo d’éternelles et sublimes vérités que, mieux que personne, il devait connaitre, car il avait passé sa vie à les combattre.

Quant à Piquillo, qui n’était ni chrétien ni musulman, il n’avait jamais lu l’Évangile ni le Coran, à peine en savait-il quelques versets de routine et par cœur. Jamais ses études ne s’étaient tournées de ce côté. Ce fut Escobar qui lui fit connaître les deux textes. Il les lisait, les analysait, les discutait avec lui. Le jeune Maure, qui à un sens droit joignait une vive et rare intelligence, luttait vainement contre l’habile théologien et surtout contre la cause qu’il défendait. Pour convaincre Piquillo, les pensées qui venaient du cœur étaient les meilleurs arguments. Malgré lui, il se sentait ému aux saintes croyances du christianisme, et quand il comparait les prescriptions puériles et minutieuses du Coran à la morale de l’Évangile, l’amour du prochain, le pardon des injures, comment nier des vérités qu’il sentait innées en lui ? Comment ne pas croire à des préceptes qu’il pratiquait déjà ?

— Oui, oui, se disait-il tout bas, leur croyance peut être la véritable, mais l’autre est celle d’Aïxa, l’autre est celle de mes pères, et plus que mon jugement, mon cœur m’ordonne d’y rester fidèle.

— Eh bien, répétait Escobar en le voyant hésiter, qu’avez-vous à répondre ?

— Que toutes ces vertus sont trop grandes pour être renfermées dans une cellule ou dans une prison ; que c’est en plein air et sous la voûte des cieux qu’elles doivent éclater, et si j’étais libre, maître de mon corps et de mon âme, peut-être finirais-je par les adopter, mais tant que je serai prisonnier, je ne puis que les repousser.

— Et tant que vous les repousserez vous serez prisonnier… à moins que cette prison où vous êtes si libre, ne vous semble intolérable, et que vous ne vouliez absolument voir ces portes s’ouvrir. Vous n’avez qu’à parler, je vous l’ai dit. Mais alors, nous l’avons signé, nous nous y sommes engagés, nous sommes obligés ; de vous livrer à l’archevêque de Valence et à l’inquisition !…

— Jamais ! jamais ! s’écriait Piquillo.

Et Escobar, qui le voyait ébranlé, saisissait ce moment avec adresse pour lui montrer le sort brillant qui l’attendait dans le monde avec ses talents, son esprit, son instruction…

Mais Piquillo était inaccessible à la vanité.

Son tentateur avait beau lui parler de la fortune qu’il pouvait faire, des honneurs et des dignités auxquels lui, chrétien, aurait droit d’aspirer, Piquillo n’était ni avide ni ambitieux. Escobar déployait alors à ses yeux les jouissances légitimes, permises, et cependant si douces, qui pouvaient embellir sa vie… un heureux intérieur… une compagne jeune et charmante ; Piquillo restait impassible, nul amour ne pouvait plus lui sourire… il avait perdu Aïxa !

— Quoi ! si jeune encore et pas une seule passion ! s’écriait Escobar, dont le système se trouvait en défaut ; pas une mauvaise pensée, disait-il au père Jérôme, dont on puisse tirer parti pour achever sa défaite !

— S’il en est ainsi, lui demandait le révérend, que ferez-vous ?

— Eh bien ! nous agirons en sens contraire, nous nous adresserons, pour nous en servir contre lui, à quelque vertu, à quelques généreux instincts ; cette fois, du moins, nous n’aurons que l’embarras du choix, et nous sommes sûrs de réussir.

— Vous espérez donc encore réussir ?

— Toujours, mon révérend. Il ne me faut pour cela que deux choses.

— Lesquelles ?

— Du temps et une occasion, et le Maure converti viendra se jeter dans nos bras.

— De lui-même ?

— De lui-même ! pour le triomphe de la foi, et pour la confusion de l’orgueilleux archevêque de Valence !

— Si vous faites cela, Escobar, vous serez le flambeau et la gloire de notre ordre.