Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/222

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
216
piquillo alliaga.

cette âme égarée est venue à nous ; c’est à genoux que l’enfant prodigue est venu nous supplier de le réconcilier avec le ciel !

— Serait-il vrai ? dit Fernand en se retournant vers Alliaga.

— Oui, oui, il l’a fallu, répondit celui-ci, pâle et baissant les yeux… Apprenez-moi du moins, c’est ma seule consolation, que mon sacrifice n’a pas été inutile. Yézid est-il arraché à ses bourreaux ?

— Yézid n’a jamais été en danger, dit Fernand avec étonnement. Sauvé par moi et dérobé à toutes les recherches, il vient d’obtenir sa grâce.

— Aïxa était donc seule menacée ? s’écria Alliaga. Dites-moi qu’elle est sortie de son cachot, qu’elle est rendue à la liberté.

— La duchesse de Santarem a toujours été libre et respectée… elle vient d’être nommée dame d’honneur de la reine…

Le jeune moine se mit à trembler, et avec une agitation convulsive, il chercha sur lui un papier en disant :

— Cette lettre, cependant, cette lettre… tenez, tenez… c’est de Delascar d’Albérique… d’un vieillard… de mon père ! il n’a pu me tromper, celui-là ! lisez ! lisez !…

Fernand, élevé avec Yézid, connaissait trop bien l’écriture du vieillard pour s’y méprendre un instant, et, du premier coup d’œil, il s’écria :

— Ceci n’est point de la main d’Albérique !

— En êtes-vous bien sûr ? dit Piquillo avec la pâleur de la mort.

— Et même, continua Fernand, en comparant cette écriture avec celle du petit billet qu’il venait de recevoir, il ne serait pas impossible d’en connaitre l’auteur. Tenez ; voyez vous-même si ce ne serait pas la main du frère Escobar.

À cette vue, à ce nom, le jeune moine poussa un cri horrible, un cri de malédiction et de vengeance, et tomba sur le plancher roide et sans connaissance. Fernand le crut mort et courut à lui. Escobar voulut l’aider.

— Laissez-le, laissez-le ! dit Fernand en le repoussant. C’est vous qui l’avez tué, et je vous disais bien, mes pères, qu’il y avait ici quelque trahison dont vous répondrez devant Dieu et devant les hommes ; mais Piquillo est libre, et, d’après l’ordre du roi, je l’emmène à l’instant, si toutefois, comme je l’espère, il est en état d’être transporté.

— Il ne sortira point d’ici ! s’écria le père Jerôme en se plaçant entre Fernand et son ami. Le roi avait des droits sur Piquillo, il n’en a aucun sur frey Luis d’Alliaga, moine de ce couvent, et qui ne dépend plus que de moi, son supérieur. Puis, s’adressant à plusieurs frères qui étaient accourus au bruit : Enlevez-le dit-il en leur montrant le pauvre jeune homme toujours sans connaissance, et portez-le dans sa cellule.

— Je ne le souffrirai pas ! s’écria Fernand.

— La violence serait inutile, répondit le supérieur, et vous perdrait vous-même, seigneur cavalier.

Fernand comprenait trop bien que le moine avait raison, et il s’écria :

— Je proteste du moins contre la ruse et la trahison dont il est victime… Je proteste contre des vœux qui sont nuls !

— Qui sont réguliers ! s’écria Escobar pendant qu’on emportait Alliaga ; ces vœux ne lui ont pas été imposés, ils ont été sollicités par lui…

— Tout a été violé à son égard ; il était ici comme prisonnier.

— Comme novice !

— Il y a un mois à peine !

— Un mois et demi, dit Escobar.

— Il faut un an de noviciat.

— Un an au plus ! trois mois au moins ! répondit Escobar ; tel est le texte du règlement.

— Eh bien ! s’écria Fernand avec fureur, vous convenez vous-même qu’il n’a passé qu’un mois et demi…

— Et deux mois dans l’œuvre de la Rédemption, ainsi que l’atteste lui-même l’archevêque de Valence. Cela fait bien, si je ne me trompe, trois mois et demi de noviciat… C’est donc quinze jours de trop !

Fernand, hors de lui, s’élançait pour étrangler le moine.

— Faites, mon frère, s’écria Escobar avec une résignation évangélique. Aussi bien, je le vois, il vous sera plus facile de m’étrangler que de me répondre.

Fernand, suffoqué de rage, se précipita vers la porte, s’élança sur son cheval, et reprit ventre à terre la route de Madrid.


XLIII.

le petit souper.

Alliaga resta longtemps sans connaissance. Quand il revint à lui, quand il aperçut les murs de sa cellule, cette croix, ce prie-Dieu, et surtout le père Jérôme debout près de son lit, il s’écria avec terreur :

— Fernand !.. Fernand, où êtes-vous ? Fernand, ne m’abandonnez pas !

— Il n’est plus ici, dit le moine.

— Ce n’est pas possible !.. Il ne m’aura pas laissé au milieu de mes ennemis.

— De vos frères ! dit pieusement le supérieur.

— Vous, mes frères ; vous que je renie et que je déteste ! Vous !.. vous plus lâches et plus cruels que Ribeira lui-même, car il n’employait que la violence, et vous employez la trahison ; je pouvais par le courage résister à mes bourreaux, mais comment se défendre contre les ruses et les piéges dont vous et Escobar vous m’avez entouré ?

— Mon fils, calmez-vous et écoutez-moi ; il fallait vous faire connaître l’éternelle vérité.

— Et vous avez commencé par le mensonge !

— Qui veut la fin veut les moyens. Le but que l’on se propose sanctifie tout, et nous avons voulu vous, faire arriver au ciel.

— Par le chemin de l’enfer !

— Les bords de la coupe sont amers, mais ils renferment un salutaire breuvage.

— Un poison qui tue !

— Quand ce serait vrai ! nous vous aurions donné en échange la vie éternelle… mais ce courroux tombera. Vous voilà des nôtres.