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piquillo alliaga.

ce passage subit d’une obscurité complète à un jour éclatant eût donné une secousse à son cerveau affaibli, soit que l’accès de fièvre qui avait jusqu’alors surexcité toutes ses facultés diminuât peu à peu et fût arrivé à sa fin, il porta la main à son front, puis interrogea lentement du regard les lieux où il se trouvait. Ses souvenirs, d’abord vagues et confus, se dessinèrent avec plus de netteté, et il se rappela, comme on se rappelle au sortir d’un rêve pénible, le délire auquel il venait d’être en proie. Oui, c’était dans le dessein d’immoler le père Jérôme qu’il avait quitté sa cellule et qu’il était venu dans celle-ci. Pour se venger d’une trahison, il allait commettre un meurtre et punir un crime par un crime plus grand encore. Mais, grâce au ciel, son égarement était passé, la fièvre était tombée, il ne se sentait plus que de la lassitude dans tous les membres et une grande faiblesse. Il voulut alors, avant que personne pût soupçonner son dessein, se hâter de retourner dans sa cellule ; mais celle du père Jérôme était fermée à clé en dehors.

Alliaga était donc prisonnier, et comment justifier sa présence en ces lieux ? quel prétexte donner à sa visite à une pareille heure ? et puis le réduit mystérieux tenant à la cellule du supérieur, ce salon élégant dont Piquillo ne se doutait point et que les autres frères ignoraient sans doute, ce secret enfin dont le hasard l’avait rendu maître, tout cela n’offrait-il pas dans sa position plus d’un danger ? Il calculait toutes ces chances, quand il entendit marcher dans le corridor. Sans réfléchir et dans l’espoir seulement d’échapper aux premiers regards, il se précipita dans le petit salon et referma sur lui le tableau de saint Jérôme au moment même où l’on ouvrait la porte du supérieur. Mais à peine il sortait d’un danger, il comprit qu’il venait de se jeter dans un autre.

Il était impossible cette fois qu’on ne le vît pas, et il y avait plus d’inconvénient pour lui à être trouvé dans ce lieu que dans la cellule du révérend père. Un seul asile lui était offert : dans le renfoncement occupé par le canapé, il y avait, comme nous l’avons dit, deux cabinets ; il se jeta dans le premier qui s’offrit à lui. C’était une espèce de garde-robe où étaient accrochés de chaque côté les soutanes, les surplis, les étoles, les habillements ecclésiastiques du père Jérôme, habillements très-soignés et très-riches ; le révérend y mettait de la coquetterie, et toutes les grandes dames, ses pénitentes, se disputaient l’honneur de travailler pour lui. Un fauteuil se trouvait dans ce cabinet, fort à propos pour les jambes d’Alliaga, que l’émotion et la maladie faisaient chanceler.

On venait d’entrer dans le petit salon. Deux personnes parlaient. Ce n’était point la voix du supérieur. C’étaient d’abord celle d’Escobar… et, à la grande surprise de Piquillo, une voix de femme, une voix qui ne lui était pas inconnue, celle de la comtesse d’Altamira. Craignant de se tromper, le jeune moine entrouvrit à peine le rideau de taffetas qui fermait la petite croisée ronde pratiquée dans la porte, et en face de lui il vit distinctement la comtesse, qu’Escobar venait d’amener et de faire asseoir.

— Quoi ! dit la comtesse, nous sommes les premiers au rendez-vous ?

— Oui, senora, c’est le révérend qui se fait attendre.

— Le supérieur du couvent ! lui qui doit le bon exemple, lui qui doit être pour la règle et l’exactitude ! Puis, regardant autour d’elle, elle s’écria :

— En vérité, mes frères, c’est trop de recherche, c’est trop de frais ! je viens pour causer d’affaires, et vous me donnez une collation.

— Nous avons pensé que la senora, arrivant de Madrid et venant de faire cinq lieues, aurait besoin de prendre quelques rafraichissements.

— Oui, vraiment… un fruit… un biscuit… un repas de couvent… mais un souper complet… un petit souper… c’est trop mondain ! Et puis tout est ici d’une élégance… on dirait d’un boudoir.

— Celui de madame la comtesse est bien autre chose.

— C’est possible… mais on n’y parle pas d’affaires… d’affaires à trois… Il est vrai que, grâce au père Jérôme, qui se fait attendre, nous voilà seuls.

— C’est juste, dit frère Escobar en rougissant un peu.

— C’est presque un tête-à-tête ! s’écria la comtesse.

Presque ! reprit Escobar étonné ; il me semble cependant que nous ne sommes que deux.

— Et votre vertu qui est en tiers ! ajouta gaiement la comtesse ; votre vertu que vous ne comptez pas, mon père, et qui cependant, je l’espère, doit compter pour quelque chose.

— Certainement, dit avec embarras Escobar, qui n’avait pas l’habitude de conversations pareilles.

— Et quand j’y pense, continua la comtesse, il est heureux que vous ayez eu l’idée de vous faire moine ; vous auriez été trop redoutable dans le monde, vous qui avez le talent de persuader et de convaincre.

— Le danger n’eût pas été si grand que vous voulez bien le dire. Ma vue eût détruit, grâce au ciel, l’effet de mes paroles.

— Peut-être ! dit la comtesse avec coquetterie ; il y a des gens qui écoutent et qui ne regardent pas.

— Je suis de ceux-là, senora, et bien m’en prend en ce moment, dit Escobar en abaissant ses regards vers la terre.

— C’est juste, mon père !.. je suis sûre que vous n’avez jamais jeté les yeux que sur vos livres.

— Jamais, répondit gravement le moine.

— C’est original ! et il eût été piquant de vous faire oublier vos in-folio et votre bréviaire.

— C’est difficile, il est toujours là devant moi… ouvert sur ma table… et j’ai juré de ne jamais le fermer.

— Et cependant, dit la comtesse en riant, si, moi, par exemple, je vous en priais… que deviendrait votre serment ? le tiendriez-vous ?

— Oui, senora.

— Vous me refuseriez ? dit la comtesse d’un air railleur.

— Non, senora.

— Comment alors arrangeriez-vous cela ? car enfin il faut qu’un livre soit ouvert ou fermé.

— Je mettrais un signet, dit le moine en souriant.

— Ah ! s’écria la comtesse en riant aux éclats, le terme moyen est admirable, et il n’y a que vous, mon père, pour concilier ainsi, à la fois, vos serments et les convenances.