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piquillo alliaga.

de la troupe, blessaient la vanité et l’orgueil de l’enfant. et éveillaient dans son cœur la vengeance, la colère, toutes passions qui se tiennent et qui, une fois qu’elles ont fait brèche, laissent entrer les autres. C’était surtout quand le lieutenant était ivre, et cela lui arrivait souvent, que le pauvre Piquillo était victime de sa mauvaise humeur.

Un jour, pendant qu’il buvait en jouant aux dés, il lui cria :

— Apporte-moi ma pipe.

Piquillo s’empressa de la lui présenter.

— Merci, lui dit-il en lui donnant un soufflet.

Piquillo furieux jeta la pipe par terre, la brisa et la broya sous ses pieds ; le lieutenant tenait beaucoup à sa pipe.

— Bravo ! s’écria le capitaine.

— Oui, bravo, dit le lieutenant en se levant de table, parce que cette fois il ne mourra que de ma main ; puis s’adressant à l’enfant, qui, debout et l’œil enflammé, le regardait fièrement, compte bien les morceaux de ma pipe (elle était brisée en mille pièces), et tu vas recevoir autant de coups de fouet.

Il alla à la muraille et détacha la courroie fatale ; Piquillo s’élança vers la table et saisit un couteau. Tous les bandits s’arrêtèrent étonnés, et firent cercle autour d’eux.

— N’avancez pas, s’écria Piquillo, et sa voix, si frêle d’ordinaire, était mâle et forte en ce moment ; j’en appelle au capitaine ; j’en appelle à ces seigneurs cavaliers ; vous m’avez donné un soufflet que je ne méritais pas, et je vous ai entendu dire à tous, qu’un soufflet voulait du sang ; n’avancez pas, ou j’aurai le vôtre.

— Bravo ! s’écria le capitaine en se frottant les mains.

Le lieutenant se mit à imiter le sifflement des torréadors au commencement des combats de taureaux, puis feignant de vouloir, comme eux, exciter encore l’animal furieux, il agita un mouchoir rouge qu’il tenait à la main gauche, et de la droite il faisait tournoyer la courroie autour de sa tête.

Tout le cirque applaudit par un éclat de rire à cette nouvelle et ingénieuse plaisanterie du lieutenant, et celui-ci, animé par les bravos de l’assemblée, se dirigea en chancelant sur Piquillo, et le frappa d’un revers de sa courroie.

Piquillo se jeta à son tour sur lui, et le frappa avec force de son couteau.

Le lieutenant tomba poussant un cri de rage. Les bandits se ruèrent sur Piquillo, le saisirent, le jetèrent sous leurs pieds ; dix poignards étaient levés et allaient le frapper.

— Arrêtez, s’écria le capitaine ! par tous les saints d’Espagne, arrêtez ! le combat est loyal et le coup est bon.

— Trop bon, répondit Caralo avec un hurlement.

— Bravo ! Piquillo, bravo ! continua le capitaine sans faire attention à son lieutenant ; et vous, messieurs, par saint Jean-Baptiste mon patron, gardez-vous bien de toucher à ce jeune camarade, qui vient de faire ses premières armes ; maintenant que le jeune tigre a léché du sang, je vous réponds de lui, il est des nôtres. Viens ici, Piquillo, et, vous, emmenez Caralo, qu’il aille se faire panser.

— Soit, répondit le lieutenant, mais je vous prends à témoin qu’il fera connaissance à son tour avec la lame de mon poignard.

— Cela vous regarde, répliqua froidement le capitaine ; c’est une affaire entre vous. Puis, pendant qu’on-emportait le lieutenant : Vois-tu, dit-il à Piquillo, d’un air amical, et comme un maitre qui donne des conseils à son élève, le coup était trop bas ; il fallait frapper plus haut.

À dater de ce jour, Juan-Baptista se montra ; non pas moins dur et moins brutal, cela lui était impossible, mais plus communicatif avec son jeune apprenti. Il en avait désespéré longtemps, et croyant voir qu’on en pourrait faire quelque chose, il le soignait comme un sujet précieux, qui devait un jour, sinon lui faire honneur, sentiment auquel il tenait peu, du moins rendre d’importants services à lui, Juan-Baptista Balseiro, seule personne au monde à qui le capitaine portât un peu d’intérêt ou d’affection.

Piquillo, malgré sa jeunesse et son inexpérience, commença donc enfin à comprendre quelle route il suivait, et quels guides lui étaient donnés. Une pareille découverte le remplit d’horreur, réveilla un instant dans son cœur tous les bons instincts que la nature y avait mis, et, comme dit l’Écriture, empêcha de croitre l’ivraie et les mauvaises herbes qui déjà menaçaient d’étouffer le bon grain.

Et cependant, on ne l’avait pas encore initié à tous les secrets de l’ordre ; seulement, et vu l’estime que le capitaine lui portait, on ne se cachait plus de lui ; on ne craignait plus de plaisanter en sa présence ; mais on ne lui confiait rien ; on exigeait toujours de lui une soumission aussi aveugle, une obéissance aussi passive ; et il aurait été pour lui d’autant plus dangereux d’y manquer, qu’il avait maintenant dans la troupe un ennemi mortel, décidé à ne lui rien pardonner.

Parfois, quand il arrivait, la nuit, des voyageurs, on l’avait chargé de préparer la belle chambre de damas rouge qui excitait toujours sa curiosité et son inquiétude ; car un soir il avait cru voir sur les meubles quelques taches de sang. Mais depuis, rien n’avait confirmé ses soupçons ; la chambre était belle, aérée, deux croisées donnant l’une sur le bois, l’autre sur la cour ; l’appartement était parfaitement clos et la porte même était fermée, en dedans, par de larges verrous, dont on entendait le bruit au dehors ; chaque voyageur, en entrant se coucher, ne manquait pas, en effet, de les pousser.

Cependant, comme nous l’avons dit, Piquillo avait beau se lever de bonne heure, et faire sentinelle du haut de la chambre qui lui servait de logement, et qui n’était autre que le grenier de la maison, il ne voyait presque jamais partir, le lendemain, les voyageurs arrivés la veille, surtout quand leur équipage, leur mise ou leur tournure annonçaient des gens riches ou distingués.

Piquillo avait fait encore une autre remarque. Le maître de la maison tenait compagnie à ses hôtes pendant leur souper le soir ; fini, ceux-ci se retiraient