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piquillo alliaga.

— Vous la connaîtrez tout entière, sire !.. je ne sais qui a pu m’accuser auprès de Votre Majesté d’aimer don Fernand d’Albayda.

— Ce n’est donc pas vrai ? dit le roi avec un transport de joie en étendant les mains vers elle.

Aïxa se recula, baissa les yeux et répondit :

— C’est vrai… sire !

— Et vous osez me l’avouer, à moi !

— Oui, sire ! Mais là, je vous le jure, s’arrêtent mes crimes, et celui dont vous m’accusez encore n’est jamais venu à ma pensée ni probablement à la sienne. Maîtresse de ma main, je n’en ai point disposé… je ne l’ai promise à personne… pas même à lui !

Et, élevant la voix, elle ajouta avec force :

— Je me rends à Valence, non pour épouser don Fernand d’Albayda, je vous le jure, mais pour revoir et embrasser mon père, Delascar d’Albérique, qui est un Maure.

— Je le sais.

— Et qui m’a élevée dans sa croyance, sire.

— Je le sais… je le sais… répéta le roi avec impatience et avec humeur. Ainsi, et d’après votre propre aveu, à vous, qui êtes la franchise même, vous ne voulez point et vous n’épouserez jamais Fernand d’Albayda ?

— Je n’ai pas dit cela, sire.

— Quoi ! s’écria le roi furieux, elle ne m’accordera même pas cette consolation, ce bonheur, cette espérance ! Et que dites-vous donc, alors ?

— Je dis que, dans ce moment, et pour rien au monde, je ne consentirais à l’épouser.

— À la bonne heure ! reprit le roi plus adouci. Et pourquoi ?

— Parce qu’il était le fiancé de Carmen d’Aguilar, ma meilleure amie, presque ma sœur, et que je n’épouserai jamais Fernand d’Albayda… tant que je pourrai croire que Carmen l’aime encore.

— À la bonne heure ! répéta le roi avec une satisfaction mêlée de crainte, pourvu que Carmen soit fidèle et constante. Mais qui peut se fier à ces jeunes filles ! n’a-t-elle pas déjà une autre idée ? ne veut-elle pas, m’a-t-on dit, entrer dans le couvent des Annonciades de Pampelune comme novice ?

— Elle y est déjà, sire.

— Qui l’a permis ?

— La reine, sire.

— C’est un tort qu’elle a eu : je n’y aurais jamais consenti. Et, reprit-il avec une colère qu’il cherchait à modérer, si elle prononce ses vœux, si elle devient religieuse, si elle renonce décidément au monde et à Fernand, que ferez-vous alors ?

— Je l’ignore, sire.

— Et si ce Fernand voulait vous épouser, que feriez-vous ?

— Je l’ignore.

— Vous me trompez ! vous le savez ! Répondez-moi donc ! répondez ! S’il vous offrait sa main, continua-t-il avec fureur, que feriez-vous ?

Aïxa fléchit un genou et dit avec sa douce voix :

— Peut-être alors, sire, viendrais-je demander à Votre Majesté la permission de l’accepter.

— À moi !

— À vous, qui seriez trop bon et trop juste pour me la refuser.

— Moi ! dit le roi ; moi y consentir ! Mais vous ne savez donc pas, continua-t-il avec un cri de douleur et de passion, que je voulais vous épouser !

— Vous, grand Dieu ! Ce n’est pas possible !

— Demandez à ce duc de Lerma qui sort d’ici ; demandez à ces ministres du ciel : ils vous le diront ; ils vous attesteront que je voulais vous placer sur le trône d’Espagne, que je voulais vous faire reine !

— Et moi je ne l’aurais pas voulu ! s’écria vivement la jeune fille ; j’aime trop Votre Majesté, je suis trop attachée à sa gloire, pour lui permettre de descendre jusqu’à sa sujette. L’Espagne vous aurait blâmé, et l’inquisition vous eût maudit… je suis Maure !

— Eh bien ! qu’importe ? dit le roi en la regardant avec amour.

— Je suis d’un sang et d’une croyance qu’ils détestent.

— Mais moi, je t’aime ! s’écria-t-il… et tiens !… tiens ! dans ce moment encore, voilà un édit qu’ils veulent me faire signer, un édit qui bannit d’Espagne et ton père et les tiens !

— Est-il possible ! s’écria Aïxa tremblante.

— Un édit qui les proscrit, qui confisque leurs biens, qui les condamne à errer et à mourir sur une terre étrangère… et cet édit…

— Vous ne le signerez pas ! s’écria Aïxa.

— Jamais ! si tu m’aimes, si tu es à moi…

— Je ne le puis, sire… mais ne signez pas !

— Le ciel le veut, et mon Dieu me le commande ; c’est ce qu’ils disent tous… Eh bien ! je braverai la volonté du ciel et la colère mème de Dieu… si tu es à moi, si tu y consens !

— Mon devoir me le défend !

— Et mon devoir à moi, s’écria le roi hors de lui, mon devoir m’ordonne d’être impitoyable !

— Grâce ! sire, grâce ! s’écria-t-elle en tombant à genoux, je vous en supplie !

— Et moi aussi je t’ai suppliée en vain, et tu m’as repoussé, tu en as aimé un autre !

— Je ne l’aimerai plus, j’y renoncerai, je vous le jure.

— Cela ne me suffit plus ; maintenant, vois-tu, je n’ai plus le courage de résister ni de combattre, je n’ai plus la force d’être généreux ; ceux pour qui tu supplies ne sont pas plus infortunés que moi, car je meurs, vois-tu bien, je meurs, si tu n’es pas à moi !

Aïxa, interdite, craignant de redoubler l’égarement du roi et la crise effrayante où elle le voyait, se contentait de joindre les mains et de murmurer d’une voix suppliante : Mais mon honneur, sire ! mais mon devoir !

— Ton honneur ! s’écria Philippe hors de lui, ton honneur et tes jours appartiennent à ton roi ! et ton devoir… ton devoir est de sauver ton père et tous les tiens ! Et puisque mon amour ne peut rien obtenir, continua-t-il avec une exaltation toujours croissante, puisque je ne puis rien devoir à ta tendresse ni à ta pitié, je m’adresserai à d’autres sentiments ; je verrai si ta haine pour ton roi est plus forte que ton amour de fille ou de sœur !

— Grâce, sire ! grâce ! continua-t-elle en se trainant sur les genoux.