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piquillo alliaga.

enragés, en a fait une maladie comme sergent des hallebardiers, vu les fatigues que lui ont données, jour et nuit, les patrouilles de la ville et la garde du palais. Maître Truxillo, le tailleur, son voisin, en a été plus affecté encore, et ça continue toujours… enfin, il n’y a rien à dire… c’était leur faute, ils l’avaient voulu ; mais moi qui ne voulais rien, que rester tranquille dans ma boutique, c’est sur moi qu’est retombé le poids de tout ceci ; nous avons tout payé, moi et les miens ! D’abord on a demandé aux cortès un nouvel impôt, et l’assemblée, qui n’était composée que d’Espagnols, a décidé qu’il devait être mis à la charge des Maures, attendu qu’ils ont plus d’activité, d’industrie et de talents que les autres. L’esprit coûte cher en ce pays.

— Et vous deviez, seigneur barbier, être un des plus imposés ! s’écria le capitaine en le saluant.

— Je le sais bien ; c’est flatteur, mais ça ruine ! double droit, double patente… sans compter que, depuis deux ans, j’ai été, moi personnellement, en butte à toutes les persécutions. L’inquisition ne me laissait pas un jour de relâche ; obligé de quitter une pratique au milieu d’une barbe, pour aller devant quelques membres du saint-office répondre à des accusations de conspiration, d’hérésie et surtout de sorcellerie… ma foi, je n’y tenais plus. J’ai pris un grand parti, j’ai un parent à Madrid… un homme en crédit… Andrea Cazoleta, dont la femme est ma cousine, Cazoleta, parfumeur de la cour, rien que cela : je me suis dit : allons nous établir près de lui, et quittons pour jamais Pampelune. Ça n’a pas été long… j’ai retiré ma nièce de l’hôtellerie du Soleil-d’Or, où je l’avais placée comme servante. J’ai vendu mon fonds, le meilleur et le plus achalandé de la ville… deux cents ducats que j’ai dans ma valise… oui, je les ai là…

Piquillo, effrayé du tour que prenait la conversation, passa vivement derrière le barbier et le heurta brusquement comme pour lui dire :

— Imprudent, taisez-vous ?

— Mais prenez donc garde, seigneur page, ne me heurtez pas ainsi l’épaule avec votre bouteille, dit Gongarello, en s’interrompant et en apostrophant Piquillo.

Puis, reprenant gaiement son bavardage :

— Oui, messeigneurs, deux cents ducats en or !… tout autant !

— Ainsi donc, seigneur Gongarello, s’écria le capitaine, qui, ainsi que ses compagnons, n’avait pas perdu un mot du récit précédent, vous allez vous établir à Madrid, vous et vos capitaux ! Permettez-moi de boire un verre de ce bon vin à votre voyage, à votre santé et à celle de votre nièce.

— Ma nièce ne boit pas de vin…

Le capitaine parut contrarié.

— Mais, moi, je bois pour deux, reprit gaiement le barbier ; versez donc, seigneur hôtelier, et versez plein ! À vous et à toute l’honorable société, fit-il en s’inclinant. Puis, après avoir savouré quelques gorgées, il s’arrêta et reprit : Voilà un vrai nectar dont je n’ai jamais bu, moi qui croyais connaître tous nos vins.

— Aussi, celui-là n’est-il pas d’Espagne.

— Eh ! de quel pays ?

— De France ! vous ne l’aviez pas deviné… vous qu’on accusait d’être devin et sorcier ?

— Eh ! eh ! reprit le barbier d’un ait malin… je l’ai été parfois dans ma vie sans le vouloir ! Ma nièce Juanita avait une mère qui disait fort proprement la bonne aventure, Joanna, ma sœur, dont je suis l’élève ; et grâce aux leçons qu’elle m’a données, je ne me trompe presque jamais, pour mon malheur… c’est là ce qui m’a fait dénoncer !

— En vérité, s’écrièrent les convives, dont les discours du barbier maure excitaient la curiosité, vous ne vous trompez jamais ?

— C’’est comme un sort : j’avais prédit à maître Truxillo, mon voisin, qui voulait absolument épouser une jeune et jolie femme, qu’il lui arriverait malheur… ça n’a pas manqué. J’avais prédit un matin au corrégidor Josué Calzado qu’il serait blessé, on l’a rapporté le soir avec un bras cassé.

— Oui, mon oncle, dit timidement Juanita ; mais vous oubliez d’ajouter que le matin il était passé devant votre boutique sur une mule vicieuse.

— Qu’importe ! tous les jours on a des mules vicieuses, témoin celle qui était à notre carriole, et on n’a pas pour cela le bras cassé ; voyez plutôt, et il porta à ses lèvres son verre, qu’il vida gaiement.

— Par saint Jacques, s’écria le capitaine, que la bonne humeur du barbier avait mis en gaieté, je veux faire l’essai de vos talents. Dites-moi ma bonne aventure, à moi.

— Volontiers, seigneur hôtelier… votre main ?

— La voici.

Après l’avoir examinée avec attention, le barbier la repoussa en disant : Allons… votre vin de France m’a troublé la visière. Je vois de travers ou je calcule mal… car ce qui est écrit là, dans votre main, est trop invraisemblable, et je ne puis vous le dire…

— Allez toujours.

— Cela ne vous effraiera pas ?

— Rien ne m’effraie.

— Eh bien ! je suis dans l’indécision… Il y a là une ligne qui dit que vous mourrez brûlé… et une autre exactement pareille atteste que vous serez pendu ; or, comme l’un exclut l’autre, cela vous prouve, seigneur hôtelier, que ma prédiction ne signifie rien. Et il se mit à rire aux éclats.

Il fut le seul, car chacun des convives se regardait en silence et d’un air étonné, trouvant que toutes les probabilités étaient en faveur du barbier. Le capitaine seul ne parut point ému ; il versa un nouveau verre de vin à son hôte, et lui dit en souriant d’un air railleur : et vous, seigneur barbier, qui êtes si savant, pourriez-vous prédire le sort qui vous attend ?

— Je ne me suis jamais inquiété de l’avenir, dit Gongarello, qui était à la fois barbier et philosophe ; mais je puis vous dire, sans être bien sorcier, ce qui m’arrivera aujourd’hui et demain.

Piquillo tressaillit, et le capitaine pâlit ; mais se remettant promptement :

— Où voyez-vous cela ?

— Parbleu ! à votre physionomie. Je vois d’abord que j’ai fait, en très-bonne compagnie, un excellent