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piquillo alliaga.

celle-ci, les yeux pleins de larmes, lui montra le ciel et son père.

Bientôt la résolution des Maures se répandit dans toute la province de Valence, dans celle de Grenade et dans toute l’Espagne. Les Maures de l’Aragon, des deux Castilles et de la Catalogne abandonnèrent, d’un commun accord, leurs champs et leurs foyers, et se rendirent au rivage pour s’embarquer avec leurs frères et pour vivre et mourir avec eux. Quant à l’article de l’édit qui permettait de laisser en Espagne les enfants au-dessous de quatre ans, pas une mère ne voulut en profiter : quel que fût le sort qui les attendît sur des bords inconnus, quels que fussent les dangers de la traversée, et l’air contagieux des vaisseaux, elles préféraient voir périr leurs enfants sous leurs yeux que de les livrer aux chrétiens et de les abandonner à des dieux qui conseillaient des actes aussi barbares.

On vit donc accourir sur les côtes et dans les ports de l’Espagne toute la population mauresque du royaume. Les vaisseaux préparés par les ministres de Philippe devinrent insuffisants, et dans beaucoup d’endroits, on manqua des moyens de transport.

Profitant de ce prétexte, Fernand d’Albayda et les barons de Valence essayèrent de retarder de quelques jours l’exécution de l’édit ; mais le vice-roi Cazarena et surtout l’archevêque Ribeira se montrèrent impitoyables ; tout ce que Fernand et ses amis purent obtenir par leurs pressantes sollicitations fut, qu’il serait permis aux Maures qui le pourraient, de fréter des bâtiments pour eux et leur famille. Pedralvi fut chargé de ce soin par Yézid, et il s’entendit avec un capitaine napolitain, Giampietri, qui, plus d’une fois avait transporté dans sa tartane, pour le compte de la maison d’Albérique, des marchandises de Cadix à Naples et à Marseille. Par malheur, il ne savait comment former son équipage.

Les marins étaient si rares que le capitaine Giampietri craignait de ne pas en trouver, lorsque, le soir, sur le port, à la posada de la Sirène, rendez-vous ordinaire des matelots, une espèce de contrebandier, au teint basané, aux épaules larges et carrées, lui dit :

— Combien vous faut-il d’hommes pour faire manœuvrer votre tartane ?

— Douze, au moins.

— Vous en aurez quinze.

— Où les trouverez-vous ?

— Cela me regarde.

— Il n’y a plus de matelots.

— J’en ferai, s’il le faut ; il ne s’agit que de les payer. Que leur donnez-vous ?

— Vingt piastres à chacun pour aller d’ici à Alger.

— C’est bien. On nous paiera comptant ?

— Soyez tranquille : ma tartane est frétée pour le compte de la famille Delascar d’Albérique.

À ce nom, les yeux du matelot brillèrent d’une joie sinistre.

— Le Maure Delascar ! s’écria-t-il vivement.

— Lui-même.

— C’est différent ; nous ne demandons point de garantie, et au lieu de vingt piastres, nous nous contenterons de la moitié.

— Ah ! dit le capitaine Giampietri avec émotion, je comprends ; vous le connaissez, vous avez fait comme moi des affaires avec d’Albérique ou avec les siens, et vous avez envers eux quelques dettes de reconnaissance à acquitter ?

— Oui, dit le matelot avec un sourire équivoque, nous avons des comptes à régler ensemble.

— Qu’à cela ne tienne, reprit Giampietri, je vais en parler, dès ce soir, à son fils Yézid.

— Non, non… dit le matelot en le retenant, nous réglerons cela à bord. Marché conclu.

— Touchez là !

Tous deux se donnèrent la main et se séparèrent.

Fernand cependant avait couru chez Aïxa.

— Ah ! lui dit celle-ci avec tristesse, vous venez me faire vos adieux.

— Moi, senora, au contraire !

— Que voulez-vous dire ?

— Que je ne vous quitte plus ! Vous partez, je pars.

— Fernand, lui dit-elle avec émotion, votre rang, vos titres, le nom même que vous portez, tout vous retient en Espagne. Abandonner pour moi votre patrie et la terre où reposent vos aïeux, ce serait mal… je ne consentirai pas à un pareil sacrifice !

— Vous perdre, n’en serait-il pas un plus grand encore ?

— Et puis, continua la jeune fille avec crainte et en même temps avec amour et reconnaissance, oser suivre une exilée, une proscrite, une Maure, n’est-ce pas vous exposer vous-même à voir aussi vos biens confisqués et vos jours proscrits.

— Peu m’importe, si vous m’aimez !

Cette demande parut sans doute inutile à Aïxa, car elle n’y répondit pas, et continua en baissant la tête :

— Mais, chrétien, mais sujet du roi Philippe et soldat de l’Espagne, n’avez-vous pas des serments et des devoirs à remplir ? vous est-il permis d’y manquer, sans entacher votre honneur de Castillan et de gentilhomme ?

— Écoutez, lui répondit froidement le jeune homme, j’ai pensé à tout ce que vous me dites là ; mais il y a un mot qui a renversé tous mes calculs et mes raisonnements, ce mot, Aïxa, c’est que je vous aime ! non pas que j’entende faire bon marché de mon nom ni de mon honneur ; tous deux vous appartiennent et je dois les défendre, ne fût-ce que pour avoir le droit de vous les offrir purs et intacts. Aussi, croyez-le bien, si l’Espagne était en guerre, si le roi avait besoin de mon bras, si, comme officier, il m’appelait sous ses drapeaux, je ne songerais même pas à résigner mon grade et mes emplois ; ce serait, comme vous le dites, entacher mon blason, ce serait donner à la noblesse de Valence et à la grandesse de Castille le droit de m’appeler lâche, et je crois que j’aimerais mieux mourir que de subir un tel affront ; mais, grâce au ciel, le roi Philippe est, en ce moment, en paix avec toute l’Europe ; je puis envoyer ma démission d’officier de ses armées et lui demander la permission de quitter l’Espagne. Alors…

— Alors ? dit Aixa en tressaillant.

— Je vous suivrai sur la terre étrangère ; le pays où vous vivrez sera ma patrie, et votre sort sera le mien.

Aïxa attendrie lui tendit la main.

— En attendant, poursuivit Fernand, vous ne vous