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piquillo alliaga.

sa lanterne, de l’autre s’appuyant sur la rampe, il se mit à monter l’escalier qui conduisait à la chambre de damas rouge. C’était au premier, et la porte donnait sur un corridor long et étroit : il se mit à préparer la chambre, à faire les lits, la couverture, cherchant toujours, et ne trouvant nulle part apparence de danger. Dans ses mouvements ou dans son trouble, il heurta sa lanterne, qui, sans s’éteindre, roula à terre. En se baissant pour la ramasser, il crut voir dans le plancher une longue coupure qui encadrait chacun des lits. Il approcha la lumière, examina de près… Plus de doute, chaque lit était placé sur une espèce de trappe assez mal jointe, car on sentait un léger courant d’air, provenant sans doute de la pièce au-dessous. En rappelant ses souvenirs, Piquillo pressentait que le danger était là… Comment ? il ne pouvait se l’expliquer au juste ; mais il comprenait bien que, si Juanita et son oncle mettaient le pied dans cette chambre fatale, ils étaient perdus, qu’ils n’en sortiraient plus ; il en était certain… tout le lui disait, et c’était lui qui était chargé de les y conduire.

— Jamais ! jamais ! s’écriait-il, et le cœur lui battait avec violence, et sa tête était en feu, et rien ne lui venait à l’idée !… Il s’élança hors de la chambre, fit quelques pas ; mais quelle fut sa terreur, lorsqu’à la lueur de sa lanterne il distingua à l’extrémité de l’étroit couloir qu’il avait à franchir, le lieutenant Caralo, qui, descendant de l’étage supérieur, un poignard à la main, se plaça à l’entrée du corridor, lui fermant ainsi le passage et tout espoir de retraite.

Le lieutenant l’avait vu, il en était sûr, et Piquillo n’avait rien pour se défendre, pas même, comme lors de son premier combat, le couteau de table dont il s’était si bien servi. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête… C’en était fait de lui : tout était fini ; et cependant dans l’angoisse terrible où il se trouvait, sa dernière pensée, son dernier regret fut pour la pauvre Juanita, sa première bienfaitrice, dont sa mort allait rendre la perte inévitable.

Il savait bien qu’il n’avait ni pitié, ni grâce à attendre de son farouche adversaire ; aussi ne lui vint-il même pas à l’idée de l’implorer ; mais, par un mouvement instinctif, il referma la lanterne qu’il tenait à la main, et le corridor se trouva dans l’obscurité. Le lieutenant avançait d’un pas sourd, lentement, à tâtons, et Piquillo, immobile, serré contre la muraille, calculait, par le bruit des pas, le moment où le lieutenant allait arriver sur lui et le joindre… Il lui semblait déjà sentir le froid de son poignard… Le lieutenant le touchait presque, et il tressaillit en entendant sa Voix.

— Ce démon de Piquillo… était là tout à l’heure… je l’ai vu… Mais il n’était pas seul… ils étaient deux… oui, deux ! murmura le lieutenant d’un ton rauque et saccadé. Moi qui croyais n’en avoir qu’un à tuer ! c’est plus d’ouvrage !… mais il y a aussi plus d’agrément.

Le lieutenant était dans l’état où l’on y voit double. Sa langue épaisse avait peine à articuler les mots ; il s’appuyait de chaque côte contre la muraille. Tout prouvait que le convalescent avait oublié la modération qu’il s’était promise. Les trois bouteilles y avaient passé.

Il était gris pour le moins ! Piquillo se rassura un peu, quoique le danger fût presque le même ; car le lieutenant, quand il avait bu, était encore plus féroce qu’à jeun. Il saisit Piquillo par le bras, et Piquillo se crut perdu ; mais il entendit à l’instant tomber à terre le poignard que tenait le lieutenant, et que celui-ci avait laissé échapper de sa main avinée. Piquillo se hâta de le ramasser, et cependant n’eut pas un instant la pensée de s’en servir ; il écouta le lieutenant qui continuait d’une voix rauque :

— Tu viens d’en bas ?

— Oui, dit son interlocuteur en grossissant sa voix.

— Piquillo y est-il ?

— Oui.

— Eh bien ! écoute, camarade, dit le lieutenant en se soutenant à peine, va me le chercher… et amène-le-moi dans ma chambre…

— Mais vous n’êtes pas dans votre chambre.

— Tu crois ? c’est possible ! continua le lieutenant en chancelant. Alors, camarade, aide-moi à la retrouver… parce que j’ai beau retenir ces murailles pour les empêcher de tourner… elles tournent toujours et ma chambre avec elles…

— Tenez… tenez… la voici, lui dit Piquillo, en le poussant dans la porte qui était vis-à-vis d’eux.

C’était celle de la chambre de damas rouge.

Le lieutenant fit quelques pas dans l’obscurité, mais n’ayant plus les deux murs du corridor pour le soutenir, il trébucha, et, prêt à tomber, il se retint contre un lit qui était près de lui et sur lequel il se jeta, en répétant :

— C’est singulier ; mon lit était tout à l’heure de l’autre côté… il aura tourné aussi… Tout tourne aujourd’hui !

Piquillo s’approcha, et écouta d’une oreille attentive. Le lieutenant continuait à proférer des mots sans suite et inintelligibles ; il finit par s’endormir.

— Maintenant, s’écria Piquillo, du courage !… il n’y a plus que ce moyen de les sauver !

Il s’élança hors de la chambre, dont il ferma la porte à double tour, et descendit bravement dans la salle à manger, où le capitaine, qui l’attendait, lui dit d’un air impatient :

— Eh bien ?…

— Eh bien, répondit Piquillo, la chambre du seigneur Gongarello et de sa nièce est prête, et je vais avoir l’honneur de les y conduire.

— À merveille ! s’écria le barbier ; car je tombais de sommeil. Nous sommes à vous, seigneur page.

Et il se mit à prendre son chapeau et sa valise, tandis que Juanita cherchait sa mantille.

Pendant ce temps, Piquillo, pâle, immobile et glacé, ressemblait à une statue de marbre. Le capitaine, qui s’aperçut de son trouble, s’approcha de lui. Piquillo tressaillit, et crut tout perdu ; mais, au lieu du ton brutal qu’il avait d’ordinaire, le capitaine lui dit avec douceur :

— Tu commences donc à savoir de quoi il s’agit ? C’est bien. Seulement il faudra à la prochaine occasion que nous ayons un peu plus d’aplomb et d’assurance ; mais pour une première fois, ce n’est pas mal.

— Nous voici prêts et disposés à vous suivre, mon