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piquillo alliaga.

entre nous, non pas qu’on ne puisse aisément faire au roi un second rapport.

— Oui, certes, répéta froidement Sandoval, et sans beaucoup de peine.

— Cette peine, répondit Escobar d’un air affectueux, j’ai voulu même vous l’éviter.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Que ce second rapport je l’ai fait moi-même et le voici :

Il présenta au grand inquisiteur un papier ployé en quatre, que celui-ci ouvrit et parcourut avec impatience.

C’était bien réellement un rapport au roi, dans lequel les vertus, les talents et la piété de la Compagnie de Jésus étaient exaltés outre mesure. On y parlait surtout, avec éloge, des services que, dans l’université d’Alcala, elle rendait à la jeunesse.

On y démontrait enfin l’utilité, la nécessité même de l’existence des bons pères, et la sainte inquisition elle-même concluait à leur maintien, ad æternum, dans le royaume d’Espagne.

— J’entends, j’entends, dit Sandoval avec un mouvement d’humeur. Puis, se reprenant, il ajouta d’un air fort gracieux : Il est possible que je ne repousse pas, que même j’approuve… et que je signe ce rapport ; mais ce n’est pas dans ce moment, c’est plus tard, c’est quand j’aurai apprécié l’importance des faits que vous avez à m’apprendre ; car, jusqu’à présent, je ne puis avoir confiance en vous qu’à moitié.

— Soit, monseigneur, je ne puis mieux faire que d’imiter Votre Excellence, et je ne vous découvrirai alors que la moitié de mon secret.

— Pourquoi pas tout entier ?

— Cela dépendra de vous… Je puis d’abord vous raconter les faits, plus tard vous dire les noms et enfin vous donner les preuves.

L’inquisiteur frémissant d’impatience et de curiosité, fit signe à frère Escobar de s’asseoir, s’approcha de lui et écouta d’une oreille attentive le récit du bon père.

— Votre Excellence se rappelle-t-elle le jour où mourut l’aumônier de la reine ?

— Qu’importe ?

— C’est bien essentiel, je vais vous dire pourquoi.

Le lendemain, qui était un dimanche, la reine n’entendit point la messe dans son oratoire ; elle se rendit à la chapelle du roi, et c’est ce jour-là que le crime fut commis. Voici comment :

L’inquisiteur rapprocha encore plus son fauteuil, et quoique les deux moines fussent seuls dans le cabinet, Escobar, par un mouvement involontaire continua à voix basse :

— La reine, en sortant de la messe, traversa les jardins pour se rendre à ses appartements ; elle était entourée d’une suite nombreuse, et le duc de Lerma marchait à côté d’elle. On était au milieu du jour et il faisait une chaleur insupportable. Sa Majesté se plaignit d’une soif ardente, et le duc de Lerma, en courtisan empressé, ou plutôt en galant cavalier, s’élança dans les appartements de la reine, qui étaient proches et qui donnaient sur les jardins.

Il entra dans une salle basse sommeillait une jeune fille, une dame d’honneur de la reine. À côté d’elle, sur une table de marbre était placé dans une assiette d’argent un verre d’orangeade glacée.

Cette circonstance, en apparence peu importante, demande quelques explications préliminaires, essentielles et très-importantes.

Le grand inquisiteur redoubla d’attention.

— Cette jeune demoiselle d’honneur, que je ne nommerai pas à Votre Excellence, mais qu’elle devinera sans peine, déplaisait à quelques personnes influentes de la cour, par la raison toute naturelle qu’elle plaisait trop à un très-grand personnage. Comme elle gênait par là des desseins ambitieux ou autres, on avait résolu de s’en défaire et l’on venait de mettre cette idée à exécution.

Qui, monseigneur, poursuivit Escobar, quelques instants auparavant une main adroite et inconnue de tous, excepté de moi, venait de jeter quelques gouttes de poison dans un verre d’orangeade glacée placé près de la jeune fille endormie.

On ne doutait point qu’elle ne le bût à son réveil. C’était probable, c’était certain. Le hasard en décida autrement et déjoua toutes les combinaisons.

La jeune fille, réveillée en sursaut par l’entrée du duc de Lerma, s’écria vivement :

— Qu’est-ce, monseigneur ? que voulez-vous ?

— Daignez, senora, appeler les femmes de la reine. Sa Majesté est accablée par la chaleur et meurt de soif… Hâtez-vous !

— Eh mais, voici une orangeade glacée préparée pour moi… je vais l’offrir à Sa Majesté.

— Non, non, senora, ne prenez pas cette peine. Le duc, dans l’excès de son zèle, prit des mains de la jeune fille le verre et le plateau, et le porta à la reine, qui s’avançait.

Il présenta ainsi lui-même à sa souveraine le breuvage fatal, le poison lent qui, plus tard, lui donna la mort. De là tous les bruits qui ont couru sur le ministre et sur vous-même, monseigneur ; de là l’horrible accusation qui pèse sur vos têtes.

— Je comprends, je comprends, dit l’inquisiteur, tout pâle encore de ce qu’il venait d’entendre.

— Et maintenant, acheva Escobar d’un air de bonhomie, Votre Excellence sait tout.

— Au contraire ! je ne sais rien encore, et tant que vous ne m’aurez pas dit le nom des auteurs de ce complot…

— Je croyais vous les avoir fait connaitre.

— Et non ! par saint Jacques !

— Ce sera alors quand Votre Excellence le voudra… elle n’a qu’un signe, un geste à faire.

Et de l’œil, l’adroit Escobar indiquait le rapport au roi qu’il était nécessaire de signer.

L’inquisiteur comprit et prit la plume ; il la trempa dans l’écritoire, et pendant qu’il écrivait les premières lettres de son nom, le bon père lui disait à voix basse et lentement :

— La personne qui avait jeté le poison dans le verre d’Aïxa était la comtesse d’Altamira. La personne qui avait tramé ce complot, de concert avec elle, était votre neveu, le duc d’Uzède !

L’inquisiteur poussa un cri de surprise et d’effroi, et laissa tomber de sa main tremblante la plume qui